À Jénine comme ailleurs en Cisjordanie, Israël veut en finir avec la question des réfugiés
Gwenaelle Lenoir
Médiapart du 18 mars 2025
Cibles d’attaques israéliennes répétées depuis le 7-Octobre, les camps de réfugiés du nord de la Cisjordanie sont aujourd’hui visés par un bouleversement géographique et démographique, avec l’expulsion de milliers d’habitants. À Jénine, l’Autorité palestinienne est accusée d’avoir prêté main-forte aux Israéliens.
Jénine (Cisjordanie).– Le regard fixé sur la colline face à lui, un mélange de sidération et de rage dans les yeux, Ahmed Steti saute de son camion-citerne sur la petite route avant de s’arrêter brutalement, le corps tendu comme un arc. « Ma maison ! C’est ma maison qu’ils détruisent ! C’est ma maison ! », crie-t-il. À plusieurs centaines de mètres, à flanc de coteau, la silhouette d’un énorme bulldozer émerge de la poussière. Sa pelle éventre en cadence. C’est un D9, engin blindé de l’armée israélienne, utilisé en Cisjordanie pour détruire routes, maisons, boutiques, canalisations, poteaux et lignes électriques.
Ahmed Steti, à 59 ans, ne pensait pas voir ça un jour : son habitation de deux étages, celle de son frère et celle d’un de ses fils réduites à l’état de gravats, et il ne peut même pas se rendre sur les lieux du désastre.
Le voilà impuissant planté au milieu de fleurs printanières avec son téléphone portable. « Ne préviens pas ta mère, surtout, son cœur ne le supporterait pas », intime-t-il à l’un de ses fils, à qui il décrit la scène, au bord de la suffocation.
Le 13 mars, six maisons ont été démolies dans le camp de réfugié·es de Jénine, selon des déplacé·es. Le premier jour de l’entrée en scène des D9, ils en ont compté quatorze. Le lendemain, sept. Et puis encore vingt-deux, et quatre. Des chiffres invérifiables, puisque personne ne peut se rendre dans le camp sous peine d’être ciblé par les snipers israéliens.
Le camp de Jénine a subi de multiples attaques israéliennes ces dernières décennies. Mais cette nouvelle opération militaire, commencée le 21 janvier, soit deux jours après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu dans la bande de Gaza, n’est pas de même nature. Elle vise également trois autres camps de réfugié·es du nord de la Cisjordanie. Elle a été analysée par la plupart des observateurs comme un gage offert par Benyamin Nétanyahou aux formations d’extrême droite indispensables à sa coalition.
Force est de constater que l’objectif du gouvernement israélien va au-delà, en tout cas en ce qui concerne le camp de réfugié·es de Jénine.
« Cela fait des décennies que l’objectif est d’expulser les Palestiniens, la différence est qu’aujourd’hui les dirigeants ne s’en cachent plus. Ils le font ouvertement et le proclament », analyse Shai Parnes, porte-parole de l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem.
En finir avec le droit au retour
Depuis ses abords, on distingue de larges artères de terre inexistantes voilà deux mois. « Ils en ont fait une est-ouest et une autre sud-nord, explique, les yeux cernés de lassitude, Mohammed Jarrar, maire de Jénine. Une fois, le DCO [organe de coordination entre armée israélienne et Autorité palestinienne mis en place après les accords d’Oslo – ndlr] a demandé aux pompiers d’intervenir, car les soldats israéliens ne réussissaient pas à maîtriser un incendie qu’ils avaient déclenché dans une maison. Les pompiers nous ont raconté que deux véhicules pouvaient passer de front. Ça veut dire que les chars peuvent manœuvrer à leur guise. »
Cela veut dire, aussi, que le ministre israélien de la défense, Israël Katz, ne fanfaronnait pas quand il annonçait, depuis Jénine, le 29 janvier 2025, que le camp « ne redeviendra[it] pas ce qu’il était » une fois l’armée retirée, armée qui de toute façon devrait y rester « pour la prochaine année ».
Il s’agit, selon lui, d’empêcher les « terroristes », les militants armés palestiniens de la Brigade de Jénine, que Mediapart a décrits lors d’un précédent reportage (voir ici), de reprendre pied dans le camp.
Les rues qui y mènent sont bloquées par des levées de terre. Quiconque les franchit le fait au risque de sa vie. L’endroit, autrefois entrelacs de rues à peine carrossables et de ruelles juste assez larges pour les piétons ou les deux-roues, vibrant de vie et bruissant de cris d’enfants, est désert et silencieux, mis à part le bruit des engins de terrassement.
« Les Israéliens l’ont transformé en ville fantôme deux jours après leur entrée dans le camp. Ils nous ont tous chassés avec leurs armes », déplore Nathmi Turkman, la cinquantaine et une balle dans le ventre depuis le raid israélien de 2002 contre le camp.
Dans la classe de l’institut pour aveugles qui sert de chambrée aux déplacés masculins de la famille, assis sur le seul lit de la pièce, au milieu des matelas par terre, le vendeur de fruits et légumes se montre intarissable quand il raconte l’expulsion de sa famille, mère, frères, femmes, enfants, trois maisonnées, plus les voisin·es.
« C’était le deuxième jour de l’incursion en début d’après-midi, relate-t-il. Des drones ont largué des grenades assourdissantes dans la cour, quatre ou cinq, les enfants se sont mis à hurler. Et puis, par les haut-parleurs sur les drones, ils nous ont dit qu’on avait cinq minutes pour quitter nos maisons, sans rien porter sauf nos enfants. On a pris quand même des vêtements, au hasard, dans des sacs en plastique, mais après quelques centaines de mètres, il y avait un checkpoint, et ils nous ont obligés à tout laisser.
Les gamins étaient terrifiés, ils ont vu un D9 détruire les rues, ça tirait, on marchait en groupes car tout le voisinage partait en même temps. On est passés un par un devant les soldats, ils avaient une caméra, ils filmaient notre visage et si quelqu’un était recherché dans leur banque de données, ils le menottaient et l’emmenaient. Un soldat m’a dit “quand vous reviendrez dans le camp, vous ne le reconnaîtrez pas”. On pensait qu’on allait y retourner au bout de quelques jours. Ça fait des semaines. On n’a plus rien, ni vêtements, ni papiers, ni souvenirs. »
Kamal Kasrawi a vécu le même traumatisme. Et la même phrase prononcée par un officier israélien : « Tu ne reconnaîtras pas le camp quand tu reviendras. » Le militaire lui a montré, sur son téléphone portable, une carte : « Les maisons qui allaient être détruites étaient pointées, et il y avait le tracé de nouvelles rues, très larges », raconte cet ancien ouvrier en bâtiment en Israël, au chômage depuis le 7-Octobre, réfugié avec 380 familles à la cité universitaire de l’université arabo-américaine, à une dizaine de kilomètres de Jénine.
Vingt mille personnes sont enregistrées par l’UNRWA, l’office onusien de secours et d’assistance aux réfugié·es palestinien·nes, dans le camp de Jénine. L’agence et les autorités palestiniennes estiment que 7 000 d’entre elles n’y habitaient plus. Ce sont donc 13 000 hommes, femmes, enfants, vieillards, qui ont dû se déplacer « à la pointe du fusil », insiste le maire Mohammed Jarrar, rien que du camp de Jénine, en plus de 6 000 des quartiers proches du camp, eux aussi visés.
« Les Israéliens veulent faire du camp un quartier comme les autres, détruire tout ce qui fait sa particularité, analyse Mahmoud al-Sa’di, responsable du Croissant-Rouge de Jénine et dépositaire d’une partie de l’histoire du lieu. La dernière fois que des chars sont entrés, c’était en 2002. Ils ont alors démoli un seul quartier du camp, et ont fait face à une forte résistance. Mais aujourd’hui, le camp est vide, il n’y a plus aucun combattant. Ils restent pour mettre à terre l’idée même de réfugiés, pour qu’à terme, ces derniers se fondent dans la population et oublient le droit au retour. »
De cela, tout le monde est persuadé à Jénine, des autorités municipales et régionales jusqu’aux déplacé·es de force.
« Le gouvernement israélien met en œuvre un plan mûrement pensé, veut croire Mohammed Jarrar. Il a commencé en attaquant l’UNRWA, la seule protection pour les réfugiés, et en le bannissant légalement. Maintenant, il remodèle géographiquement et démographiquement le camp. Leur objectif est d’en finir avec la question des réfugiés et du droit au retour, garanti par la résolution 194 du Conseil de sécurité des Nations unies. C’est la situation la plus dangereuse que nous avons connue depuis 1967. »
La famille Turkman est originaire de la région de Haïfa. Avant 1948, elle possédait de nombreuses têtes de bétail. « Nous étions prospères, affirme Nathmi Turkam, qui n’a pas connu ce temps-là mais en a été bercé. Et aujourd’hui, nous n’avons plus rien et nous sommes tous séparés. Mais nous restons des réfugiés. C’est dans notre cœur et dans notre âme. Jamais les Israéliens ne nous feront renoncer à nos droits de retrouver nos propriétés. »
Le traumatisme de la Nakba est transmis de génération en génération. Aisha, la mère de Nathmi, était trop jeune pour en garder des souvenirs précis. Mais la vieille dame, aujourd’hui dans la maison d’un de ses fils dans les collines, face à la plaine de Jénine, n’a en revanche rien oublié de la fuite de 1967. Elle habitait déjà, avec sa famille, dans le camp, fondé en 1950 pour accueillir les déplacé·es de force de la région de Haïfa et d’Afoula.
« J’étais à l’école, nous avons entendu les avions, je suis rentrée en courant à la maison, et mon père a décidé de partir immédiatement, relate-t-elle. Nous étions terrifiés. Nous avons fui à pied, avec nos voisins. Nous avons marché jusqu’à la Jordanie. Je n’avais que mon cartable. Nous sommes rentrés un mois plus tard. Cette fois-ci, j’ai fui comme je l’avais fait en 1967, et mon père en 1948. Ça m’a rappelé tout ça. Mais je reviendrai dans ma maison. »
Tous ceux que nous avons rencontrés affichent la même détermination. Nidal Naghnaghieh, président d’une association de secours aux réfugié·es, vingt ans de prison derrière lui, est persuadé que les Israéliens échoueront à faire oublier leur histoire aux réfugié·es. Il s’inquiète davantage de l’avenir de l’UNRWA, « les seuls à garantir [leurs] droits et à [les] protéger », affirme-t-il.
L’Autorité palestinienne accusée de complicité
L’UNRWA, interdite de tout contact avec la moindre administration israélienne et bannie du territoire de l’État hébreu, fait face tant bien que mal aux besoins urgents et vitaux des réfugié·es dépourvu·es de tout depuis maintenant près de deux mois. Car elle gérait tous les services sociaux pour les réfugié·es.
« Nous avons basculé nos services médicaux dans des cliniques autour du camp, qui nous accueillent, explique Jonathan Fowler, porte-parole de l’UNRWA, depuis Amman où les employés internationaux sont installés depuis le bannissement de l’agence en Israël et à Jérusalem occupée et annexée. Le plus difficile, ce sont les écoles. Les enfants n’ont plus accès aux établissements depuis des semaines. Nous avons ouvert des cours en ligne, mais les familles rencontrent des problèmes d’accès à l’informatique. Que faire quand une fratrie avec différents niveaux n’a que le téléphone portable de la mère ou du père ? »
Et comment assurer ne serait-ce que le logement à ces milliers de familles accueillies pour l’instant chez des proches, dans des écoles ou dans les cités universitaires pour des mois et des mois, alors que presque toutes n’ont plus aucun revenu ?
La mairie de Jénine, en quasi-faillite, ne peut pas louer d’appartements de remplacement pour les expulsé·es. L’Autorité palestinienne s’y refuse. « Nous ne voulons pas que les gens s’imaginent qu’ils ne retourneront pas dans le camp, justifie Kamal Abou Rob, le gouverneur. De même, la semaine dernière, les déplacés ont voulu organiser une manifestation pour réclamer le droit d’aller récupérer quelques affaires. Nous avons refusé, car l’Autorité palestinienne veut qu’ils y retournent pour de bon, et n’accepte pas les faits accomplis sur le terrain. »
L’Autorité palestinienne, en fait, est accusée d’agir contre son peuple.
Ses forces spéciales ont mené un siège du camp pendant quarante-huit jours avant l’incursion israélienne, entre le 4 décembre 2024 et le 21 janvier 2025. Objectif : pourchasser les « hors-la-loi », autrement dit les hommes de la Brigade de Jénine. Les exactions ont été très nombreuses et la violence contre les civils extrême.
« Ils sont pires que les Israéliens », assurent les habitant·es unanimement.
« L’Autorité palestinienne nous a trahis. Les forces spéciales ont tiré sur notre maison, les balles ont pénétré à l’intérieur, elles auraient pu nous tuer. Elles ont détruit notre citerne d’eau et celles des voisins. C’est une punition collective. Elles ont les mêmes méthodes que les Israéliens. Elles ont arrêté des familles entières pour faire pression sur les combattants pour qu’ils se rendent, raconte Fayez Kawasmeh*. Les militaires nous interdisaient de nous rendre à la mosquée, et empêchaient nos enfants d’aller à l’école, les menaçaient de leurs armes. Un sniper s’amusait à tirer sur toutes les lumières, il a blessé quatorze personnes en deux heures, chez elles. Ils ont tué un jeune livreur, et une journaliste de 20 ans, Shatha al-Sabbagh, parce qu’elle les dérangeait, à raconter ce qui se passait [voir ici – ndlr]. »
Plus grave encore, Fayez Kawasmeh et d’autres déplacé·es accusent l’Autorité palestinienne de complicité avec l’armée israélienne. « Les forces palestiniennes suivaient les drones israéliens qui faisaient de la reconnaissance. À chaque fois qu’un drone s’arrêtait au-dessus d’une maison, les militaires de l’Autorité lançaient l’assaut », reprend-il.
Selon lui, un passage de témoin a eu lieu entre les forces de l’Autorité palestinienne et l’armée israélienne. « J’ai vu les Israéliens entrer dans le camp, les véhicules palestiniens étaient encore là, stationnés dans la rue. Une jeep israélienne a fait des appels de phare, les Palestiniens ont démarré et les Israéliens se sont garés exactement au même endroit », affirme-t-il.
Nombre de déplacé·es de force se disent très en colère contre l’Autorité palestinienne, mais craignent les services de renseignement. Jamais, en tout cas, les réfugié·es n’ont été si seul·es.
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Benyamin Nétanyahou veut limoger le chef du Shin Bet
L’annonce n’est guère une surprise tant les désaccords entre les deux hommes sont de notoriété publique. Dimanche 16 mars, le premier ministre israélien a reçu Ronen Bar, à la tête de l’agence de sécurité intérieure israélienne (Shin Bet) depuis 2021 pour lui signifier son prochain limogeage, qui doit être voté par le gouvernement dans la semaine.
Benyamin Nétanyahou a indiqué un « manque de confiance ».
Les tensions entre les deux hommes sont antérieures au 7-Octobre et remontent au projet de réforme de la justice porté par le gouvernement, qui, avant l’attaque du Hamas, a provoqué une très forte opposition dans le pays.
Mais le rapport interne rendu public le 4 mars sur les responsabilités du Shin Bet a porté leurs désaccords à incandescence. Si l’agence y reconnaît ses failles internes, le rapport pointe aussi les responsabilités politiques, notamment celle du premier ministre
Comme l’armée, le Shin Bet préconise une commission d’enquête indépendante sur les failles ayant permis le 7-Octobre.
Benyamin Nétanyahou y est farouchement opposé, refusant, affirme son opposition, d’accepter ses responsabilités.
Dans un communiqué publié dimanche 16 mars au soir, l’encore chef du Shin Bet a répliqué à Benyamin Nétanyahou : « L’attente du premier ministre d’une loyauté personnelle, dont l’objectif est en contradiction avec l’intérêt public, est [...] en opposition directe avec la loi Shin Bet. »
L’épisode ravive un autre conflit interne : celui qui oppose Benyamin Nétanyahou à la procureure générale de l’État, Gali Baharav-Miara, qui a invoqué de possibles « conflits d’intérêts » dans cette affaire.
Boîte noire
* Les nom et prénom ont été modifiés à la demande de notre interlocuteur.