Agent orange : elles ravivent la mémoire d’un crime colonial

Publié le par FSC

 

C’est l’un des plus grands crimes environnementaux du XXᵉ siècle. Cinquante ans après la fin de la guerre du Vietnam, le poison de l’agent orange continue de contaminer corps et terres. En France, une nouvelle génération asiodescendante refuse l’impunité.

Par un froid après-midi, Micheline Pham et Tricia Euvrard nous donnent rendez-vous autour d’une table en bois, dans la chaleur réconfortante d’un café. Nous sommes rue Monge, au cœur du 5ᵉ arrondissement de Paris, et un parfum d’Hanoï flotte au Foyer Vietnam. Fondé dans les années 1960 par des étudiants vietnamiens, ce lieu est bien plus qu’une cantine traditionnelle : c’est un lieu névralgique pour la diaspora. Mais aussi le quartier général de Vietnam Dioxine, un collectif dont les deux jeunes femmes, respectivement âgées de 26 et 27 ans, sont membres.

Le combat qui les unit ? La lutte contre les ravages de l’agent orange. Ce défoliant chimique, massivement épandu par l’armée étasunienne entre 1961 et 1971, continue de contaminer les terres et les corps, et de hanter les mémoires. Un demi-siècle après la fin de la guerre du Vietnam, la bataille se poursuit et s’amplifie, portée par une jeunesse déterminée à ne pas laisser sombrer dans l’oubli l’un des plus grands crimes environnementaux du XXᵉ siècle.

Un poison persistant, une transmission silencieuse

 

Pour affamer et débusquer les résistants vietnamiens dissimulés dans la jungle, l’armée étasunienne a déversé 80 millions de litres d’agent orange sur 400 000 hectares, transformant des forêts luxuriantes en déserts toxiques et ruinant des terres agricoles entières. Entre 2,1 et 4,8 millions de Vietnamiens ont été directement exposés. Le poison ne s’est pas arrêté là : la dioxine qu’il contient s’est infiltrée dans les chairs et se transmet insidieusement, de génération en génération.

« C’est une molécule qui se dissocie très difficilement. Elle s’accumule dans les graisses, le lait maternel et circule ainsi dans la chaîne alimentaire et dans les corps, y compris chez ceux qui n’ont jamais été en contact direct avec les épandages », explique Tricia, étudiante spécialisée dans les questions de genre. Aujourd’hui encore, des enfants naissent avec des malformations, des cancers et des maladies auto-immunes.

« Beaucoup de gens sont empoisonnés sans même le savoir », déplore Micheline, chargée de recherche en santé-climat dans une université. La diaspora vietnamienne en France n’est pas épargnée. « J’ai entendu de nombreuses histoires de décès prématurés parmi les Vietnamiens de France », poursuit-elle. Pourtant, le silence a longtemps prévalu.

Tricia elle-même n’avait jamais entendu parler de l’agent orange avant de découvrir et de rejoindre Vietnam Dioxine, en 2020. « Nos parents n’en parlent pas, pas plus que de la guerre. Il y a une forme d’amnésie volontaire, une volonté de tourner la page », dit Micheline. « Évoquer l’agent orange, c’est raviver un traumatisme, mais aussi admettre qu’on pourrait être contaminé », observe Micheline.

Les langues commencent à se délier. De jeunes membres de la diaspora interrogent leurs aînés, recoupent des récits familiaux et tentent de comprendre l’origine de maladies inexpliquées. « Parler de l’agent orange, c’est se réapproprier une histoire qui nous a été cachée [par décennies d’omerta politique] », dit Tricia. Micheline a ainsi découvert que sa mère travaillait dans un hôpital du district de Cu Chi, une zone intensément aspergée. « Il m’arrive de me demander si elle a été touchée… » Aucun dépistage n’est pris en charge, aucun accompagnement n’existe. « Il est temps de lever l’ignorance », insiste Micheline.

Créé en 2004, le collectif Vietnam Dioxine est longtemps resté confidentiel. « On avait vraiment du mal à mobiliser et à obtenir l’attention des médias », se souvient Kim Vo Dinh, l’un des membres historiques. Son essor récent doit beaucoup à son engagement aux côtés de Tran To Nga, une Franco-Vietnamienne de 83 ans exposée à l’agent orange en 1966.

En 2024, le procès marque un tournant

Résistante et journaliste pour le Front national de libération (FNL), elle a intenté un procès contre Monsanto et treize multinationales pour faire reconnaître leur responsabilité dans ce désastre sanitaire et environnemental. Elle-même a vu ses enfants naître malades, l’une de ses filles décédant à seulement dix-sept mois.

Ce procès a été un tournant et a attiré de nouveaux militants — dont Tricia et Micheline. « Le combat de Tran To Nga et sa symbolique ont politisé toute une génération d’asiodescendants, et bien au-delà », dit Tricia, encore émue au souvenir du jour où elle l’a attendue devant le tribunal de Paris, entourée de militants.

En 2024, le combat a pris une ampleur inédite. Le 4 mai, avant l’ouverture du procès en appel, plus de 1 000 personnes se sont rassemblées place de la République, à Paris. Le 7 mai, dans la salle d’audience, Micheline a été frappée par la disproportion des forces en présence : « Deux avocats pour Tran To Nga, face à une armée de juristes représentant les multinationales, alignés comme des troupes de Dark Vador. »

 

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