Gaza : « Le gouvernement israélien mène une guerre contre les faits et contre la vérité »
Yunnes Abzouz
Médiapart du 14 avril 2025
Laurent Richard, directeur de Forbidden Stories, a coordonné une série d’enquêtes sur la manière dont l’État hébreu ne se contente pas de viser les journalistes, mais met en œuvre divers stratagèmes pour n’avoir jamais à rendre compte de ses violations du droit international.
Cent soixante-treize selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), presque deux cents d’après Reporters sans frontières, deux cents dix pour le Syndicat des journalistes palestiniens : le bilan humain de la guerre contre l’information que mène Israël à Gaza diffère d’une organisation à l’autre, selon que l’on compte les blogueurs et blogueuses comme journalistes ou non, notamment. Mais quelle que soit la méthode, le constat est unanime. Jamais autant de journalistes n’ont été tué·es en si peu de temps, ni durant les deux guerres mondiales, ni au cours d’aucune autre guerre.
Le conflit à Gaza ne fait pas figure d’exception à ce seul titre. Jamais les organisations de défense du droit d’informer n’ont observé pareil acharnement contre les journalistes dans un conflit armé. À Gaza, tous les moyens sont bons pour recouvrir les crimes israéliens d’une chape de plomb. Depuis le 7 octobre 2023, aucun journaliste étranger n’a été autorisé à pénétrer dans l’enclave, sous blocus médiatique. Et quand les intimidations, les arrestations arbitraires et la torture ne suffisent pas à réduire au silence les journalistes palestinien·nes, Israël les cible délibérément.
Parmi les plus de 170 journalistes tué·es par l’armée israélienne, beaucoup portaient un gilet « press » et étaient clairement identifiables lorsqu’ils ou elles ont été pris·es pour cible par un drone, une frappe ou un tir d’artillerie. Dans l’enclave palestinienne, les journalistes sont fui·es comme la mort, associé·es dans l’esprit des habitant·es à l’idée d’une fin imminente.
Réunissant cinquante journalistes issu·es de dix-huit médias internationaux, le réseau international Forbidden Stories a enquêté sur les ciblages systématiques des reporters à Gaza et entrepris de poursuivre le travail inachevé de plusieurs d’entre elles et eux. Surtout, le « Projet Gaza » met en évidence la manière dont l’État israélien ne se contente pas de viser les journalistes, mais met en œuvre diverses stratégies pour n’avoir jamais à rendre compte de ces violations flagrantes du droit international. Entretien avec Laurent Richard, fondateur et directeur de Forbidden Stories.
Comment vous est venue l’idée de conduire cette enquête et comment l’avez-vous menée ?
Cette enquête s’est imposée brutalement et de façon très évidente. Face à l’hécatombe des journalistes à Gaza, on a vite saisi la nécessité, avec plusieurs partenaires, de mener un projet d’ampleur pour documenter les ciblages de journalistes. On a alors essayé d’assembler une équipe complémentaire, avec des compétences différentes. L’idée était à la fois de mener un travail en sources ouvertes ou en visualisation 3D, mais aussi un travail de terrain, avec des confrères beaucoup plus connectés aux journalistes locaux à Gaza, pour recueillir des témoignages et des données cartographiques, et enfin une autre équipe plus qualifiée sur le volet du droit international et du droit de la guerre.
Le Projet Gaza poursuit deux objectifs : d’une part, déterminer dans quelles conditions des journalistes à Gaza ont pu être tués, savoir s’ils ont été tués parmi d’autres civils en tant que civils ou si certains ont été visés précisément parce qu’ils étaient journalistes. Ensuite, une fois qu’on comprenait qu’ils avaient été délibérément ciblés, notre travail a consisté à repérer les récurrences afin d’identifier des méthodes de ciblage.
Ce que je veux aussi souligner, c’est qu’on a travaillé avec des journalistes israéliens et palestiniens, mais aussi américains, allemands, français, etc. Et je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de projets collaboratifs, depuis le 7-Octobre, qui incluent autant de nationalités, compte tenu de la sensibilité du sujet, devant lequel des rédactions ont parfois reculé. C’est un vrai signal, pas seulement de solidarité avec nos confrères palestiniens, mais aussi de responsabilité journalistique, éditoriale, devant un conflit où l’accès au terrain nous a été interdit, fait inédit dans l’histoire moderne des guerres, où plus de 50 000 personnes ont déjà été tuées, et où ceux qui essayent de raconter, de témoigner de ces crimes, de ces ravages au quotidien sont directement visés.
Nous ne sommes pas en train de dire que les vies des journalistes valent plus que celles des autres. À travers ce projet, on a voulu rappeler l’importance du journalisme dans les zones de guerre, pour défendre aussi ce qui relève du droit international et pour rappeler que les guerres doivent pouvoir être observées par des ONG et des journalistes sur le terrain.
Au bout de plusieurs mois d’enquête, vous arrivez à la conclusion qu’Israël a délibérément tué des journalistes de la bande de Gaza, pour empêcher la documentation des crimes de guerre qu’il y commet.
Au-delà des crimes de guerre, Israël cherche à empêcher la documentation de la situation sanitaire catastrophique à Gaza, où 95 % des infrastructures hospitalières ont été endommagées, et de l’état de famine, en grande partie causée par le blocage de l’aide alimentaire. Or, si les journalistes ne peuvent documenter ces crimes, ceux-ci risquent de se multiplier en toute impunité.
À Forbidden Story, notre ADN n’est pas de faire du plaidoyer pour demander au gouvernement de mener des enquêtes et de prendre des sanctions, des organisations remplissent déjà très bien cette fonction. Notre rôle, comme réseau de journalistes d’investigation, est de s’attacher aux faits, de les raconter et de les publier. Or, le problème de la bande de Gaza et de la guerre qui s’y déroule depuis le 7 octobre 2023, c’est que le gouvernement israélien mène une guerre contre les faits et contre l’avènement de la vérité. Et ce, en différents points.
D’abord, évidemment, en ciblant ceux qui portent les faits et rendent compte de la réalité : les journalistes. À Gaza, le gilet pare-balles ne protège plus, au contraire, il expose. Les salles de rédaction, ultimes refuges des journalistes de l’enclave, sont aussi ciblées par l’armée israélienne. On avait par exemple montré, en géolocalisant les chars depuis lesquels les munitions avaient été tirées, que la tour qui abritait les bureaux de l’AFP à Gaza avait été délibérément visée par l’armée israélienne, alors qu’elle avait été clairement identifiée et déclarée auprès des autorités israéliennes comme le siège d’une agence de presse internationale. La connexion internet et l’électricité sont également régulièrement coupées.
Vous documentez notamment la manière dont l’armée israélienne cible particulièrement les journalistes utilisant des drones. Pourquoi ? Qu’ont-ils à montrer au public qu’Israël voudrait cacher ?
En situation de guerre, les drones sont extrêmement importants pour les journalistes dans la collecte d’informations, en ce qu’ils permettent de montrer de façon très précise et factuelle la destruction et les ravages de la guerre. Dans le Projet Gaza 2, on a réalisé une première, en tout cas à l’échelle de Gaza : on a fait tourner des drones au-dessus de deux villes de Gaza, Jabalia et Al-Shati, pour ensuite modéliser ces images en 3D et avoir une vision des destructions à échelle humaine. Une sorte de « Google Ruines View ».
Nous avons documenté plusieurs cas de journalistes opérant des drones qui ont vu leur appareil être abattu, ou ont eux-mêmes été abattus, comme Mahmoud Islim al-Basos, avec qui on a travaillé jusqu’à ce qu’il soit tué, ou Mustafa Thuraya, accusé sans preuve par l’armée israélienne d’être un terroriste travaillant pour le Hamas. Plusieurs journalistes ont aussi essuyé des tirs après avoir utilisé des drones.
De manière générale, plusieurs sources internes à l’armée israélienne nous ont fait part de consignes qui ne font aucune distinction entre journalistes et combattants : si les soldats voient un drone, ils doivent l’abattre, peu importe qui en est l’opérateur. Cette absence de distinction, nous l’avons observée dans des mémos internes auxquels nous avons pu accéder.
En 2020, une note interne du bureau du procureur général israélien s’inquiétait ainsi des propos tenus par le ministre de la défense de l’époque, Avigdor Liberman, qui avait déclaré, à la suite du ciblage du reporter Yasser Murtaja, tué alors qu’il couvrait la Grande Marche du retour en 2018 : « Je ne sais pas qui il est, photographe ou non, mais quiconque utilise un drone au-dessus des soldats des forces de défense israéliennes doit comprendre qu’il se met en danger. » Des déclarations donnant l’indication qu’aucune différence n’est faite entre « les journalistes et les activistes qui lancent des drones au-dessus des forces armées israéliennes », s’alarme une note interne. Or, le droit de la guerre prévoit qu’on ne peut tirer sur une cible que si elle participe activement au combat.
Il y a les crimes que commet Israël à Gaza, largement documentés par la presse internationale et les ONG, et ce qu’il met en œuvre pour assurer son impunité. Vous documentez aussi la manière dont Israël fait entrave à la marche de la justice.
On montre effectivement, dans le deuxième volet de notre Projet Gaza, la manière dont les autorités israéliennes, le ministère de la justice en tête, tentent de s’exonérer de leurs responsabilités juridiques, en développant des stratagèmes destinés à éviter les poursuites de la Cour pénale internationale (CPI). Par exemple, le principe de complémentarité prévoit qu’une affaire n’est pas recevable devant la CPI si une poursuite est déjà engagée pour les mêmes crimes devant un tribunal national. Sauf que ces enquêtes sont généralement artificiellement enlisées et dépassent rarement un taux d’élucidation de 1 %. Rien qu’entre 2001 et la guerre actuelle, au moins dix-huit journalistes palestiniens et deux étrangers avaient été tués par l’armée israélienne. Selon le CPJ, personne n’a jamais été inculpé.
Des documents internes à l’État israélien montrent ainsi que les dispositifs d’enquête propres à l’armée israélienne sont détournés pour la protéger de poursuites internationales. Par ailleurs, le ministère de la justice a aussi obtenu le vote d’une loi qui prévoit de sanctionner toute entité israélienne qui participerait aux actions demandées, aux requêtes portées par la CPI.
Ensuite, nous démontrons aussi qu’Israël mène de manière systémique de puissantes campagnes de discrédit en ligne pour faire croire que les journalistes tombés sous ses balles ou ses bombes sont des terroristes, en apportant toujours des preuves assez fragiles. Nous documentons notamment le cas du photographe Yasser Qudih, accusé par une ONG pro-israélienne d’avoir été prévenu par le Hamas en amont de l’attaque du 7 octobre 2023, alors que nos analyses, s’appuyant sur les métadonnées de son appareil photo, attestent qu’il est entré en Israël pour prendre des photos plus de deux heures après les attaques. Sur la base de ces allégations non vérifiées, sa maison a été bombardée, tuant huit membres de sa famille. Il a ensuite été contraint de renoncer à son métier et à fuir vers l’Égypte.