Les familles de Gaza disparaissent l’une après l’autre sous les bombes israéliennes

Publié le par FSC

Clothilde Mraffko
Médiapart du 07 avril 2025

 

Naanaa Abu Aker tient le corps de sa nièce Salma, 2 ans, le 24 mars 2025 à l’hôpital Al-Ahli à Gaza. Salam été tuée par une frappe de l’armée israélienne sur sa maison. © Photo Jehad Alshrafi / AP via Sipa

 

Plus de 1 300 Palestiniens ont été tués à Gaza depuis la reprise des bombardements israéliens le 18 mars. Les missiles, lancés sur des habitations surpeuplées, emportent des familles en quelques secondes. Ils altèrent profondément le tissu social de l’enclave, isolant les individus.
Jérusalem.– Trois femmes voilées de noir pleurent, penchées sur un petit corps enveloppé dans un linceul blanc. La photo (ci-dessous) a été prise par le journaliste gazaoui Jehad Alshrafi (Associated Press), devant l’hôpital Al-Ahli, dans la ville de Gaza, le 24 mars – Israël interdit à la presse étrangère d’accéder à Gaza depuis le 7 octobre 2023. La fillette à laquelle les trois femmes disent adieu s’appelait Salma, elle avait 2 ans.


Elle a été tuée avec ses parents, Mahmoud et Noura Abu Aker, son frère, Salama, ses deux oncles Hussein et Ahmed et sa grand-mère, Oum Ahmed, dans le bombardement de leur maison, quelques heures auparavant, en pleine nuit, dans le quartier de Shujaïa, à l’est de la ville de Gaza.
« Des déplacés vivaient aussi avec eux, raconte un cousin, Hani Abu Aker, joint par téléphone dans la zone d’Al-Mawasi, à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza. Une quinzaine de personnes ont été tuées. Le grand-père, Salama, a été grièvement blessé mais il a survécu. »


Le patriarche est un fonctionnaire de l’Autorité palestinienne, peu susceptible d’accointances avec le Hamas. Ses fils tenaient un magasin de téléphonie. « Des civils », insiste leur cousin. Depuis le 18 mars, plus de 1 300 Palestinien·nes ont été tué·es à Gaza. Le 23 mars, le ministère de la santé local annonçait que le seuil des 50 000 morts depuis le 7-Octobre avait été franchi, dans l’indifférence internationale.
« Conformément à la tactique qu’elles appliquent depuis octobre 2023, les autorités israéliennes ont une nouvelle fois choisi de punir collectivement la population de Gaza – avec l’approbation explicite de leur plus proche allié, les États-Unis », dénonçait Claire Magone, directrice générale de MSF France, dans un communiqué publié juste après qu’Israël a rompu la trêve, le 18 mars.

La destruction de la ville de Rafah 


Les deuils s’accumulent, mais les Palestinien·nes de l’enclave n’ont pas le temps de les vivre. Hani Abu Aker élude rapidement : « La situation est funeste. Les martyrs, au moins, sont en paix. Nous, on vit tenaillés par la peur et la faim, en se demandant comment protéger nos enfants. Nous n’avons même pas la possibilité de nous remémorer les souvenirs avec ceux qui sont morts, nous sommes occupés à tenter de faire survivre ceux qui restent. »
Cet ingénieur de 49 ans vit dans une tente avec sa femme et leurs six enfants, dont la plus jeune a 13 ans. Aucune aide humanitaire n’est rentrée à Gaza depuis le 2 mars. Pendant la période de ramadan, Hani n’a mangé qu’un repas par jour, pour rompre le jeûne. La fête de l’Aïd est arrivée fin mars, sous les bombes. La mort rôde, partout.


Le 31 mars, une tente proche de la leur a été pulvérisée par deux missiles. La famille qui y vivait venait d’arriver, une ou deux heures auparavant. « Ils ont trouvé cinq mètres de libre, ils s’y sont installés pour se poser, ils venaient de quitter Rafah qui était bombardée à l’aveugle », rapporte Hani Abu Aker. Une femme de 67 ans et deux enfants de 7 et 13 ans ont été tué·es, une dizaine d’autres personnes blessées, selon lui.


Rafah, la ville tout au sud d’où ils venaient, a depuis été rasée. Dans la bande de Gaza, la sociabilité est construite autour des liens du sang, de solidarités liées au clan et aux quartiers. Les massacres qui ont anéanti des lignées et les multiples déplacements forcés ont profondément altéré le tissu social de l’enclave, isolant les individus.
« Mes collègues me disent qu’ils veulent juste mourir avec leur famille. Leur plus grande peur est d’être les seuls survivants », rapportait le 2 avril le directeur du bureau des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha) dans les Territoires palestiniens occupés, Jonathan Whittall.
Le 1er novembre 2024, le ministère de la santé palestinien annonçait que plus de 1 400 familles avaient été totalement effacées des registres de l’état civil à Gaza depuis le 7-Octobre. Dans un message adressé à des élu·es du Congrès des États-Unis et publié sur le réseau social X, le poète gazaoui Mosab Abu Toha dressait ce terrible constat : lui et sa femme « ont perdu plus de 200 de [leurs] proches. […] Beaucoup sont encore sous les décombres depuis des mois ».


D’une voix monocorde, Hani Abu Aker énumère lui aussi les massacres qui ont emporté des parents. Depuis le 7-Octobre, les Abu Aker, une des grandes familles de Gaza, ont perdu trente-cinq des leurs, dit-il. Le 18 décembre 2023, son frère a été tué dans le bombardement de leur maison ; il avait 32 ans. Plusieurs de ses oncles et leurs familles ont été tués en janvier 2024, trois autres ont été emportés dans trois bombardements différents ultérieurs. À Rafah, quelques heures après la fin du cessez-le-feu, le 18 mars, la gynécologue Majda Abu Aker, de sa famille élargie, a été tuée avec une dizaine de ses proches. La plus jeune victime avait 3 jours.

« Enfant blessé, aucune famille survivante »


Ghassan al-Khaldi, lui, ne comprend pas encore la catastrophe qui l’a frappé. Cet enfant de 1 an et 2 mois « pleure tout le temps ». « Il réclame sa mère », soupire sa grand-mère paternelle, Khadija al-Sheikh, dont la voix disparaît par intermittence au bout de la ligne téléphonique qui grésille. La tente où vivait la mère de l’enfant, Amal, et sa famille dans la ville de Gaza a été bombardée le 29 mars, dernier jour du ramadan. « Quatre personnes ont été tuées avec elle », croit savoir la grand-mère de 52 ans qui, par chance, avait pris Ghassan chez elle ce jour-là.
Son fils, Hassan, le père du petit garçon, a été tué en septembre 2024, à Jabalia, dans le nord de Gaza, « alors qu’il était allé chercher du pain », précise-t-elle. « Que puis-je faire ? C’étaient les êtres les plus chers pour moi. C’est si dur », dit-elle sobrement.


« C’est pire cette fois-ci, alertait Sam Rose, directeur adjoint de l’UNWRA, l’agence de l’ONU pour les Palestiniens, le 21 mars, car les gens sont déjà épuisés, leur système immunitaire et leur santé mentale sont déjà affaiblis. » Le 3 avril, le bureau central palestinien des statistiques a indiqué que 38 384 enfants à Gaza ont perdu un ou leurs deux parents depuis le 7-Octobre.
Déjà, au début de la guerre, le chirurgien plastique palestino-britannique Ghassan Abu Sittah alertait sur le nombre important d’enfants blessés qu’il opérait et qui n’avaient plus aucune famille. Un acronyme est apparu pour les désigner, « WCNSF », pour « wounded child no surviving family » (« enfant blessé, aucune famille survivante »).


Les statistiques, vertigineuses, disent peu de l’horreur qui frappe Gaza – les morts palestiniennes sont déshumanisées, lointaines. Le 18 mars, plus de quatre cents Palestinien·nes ont été tué·es en quelques heures. Parmi elles et eux figuraient Nesreen al-Jamasi, son mari Mohammed, leurs trois enfants, Ubaida, Omar et Layan, sa belle-fille, Malak, l’épouse d’Ubaida et leurs enfants, Siwar et Mohammed. Dans une série de messages postés sur le réseau social X, le frère de Nesreen, Ramy Abdu, fondateur de l’ONG de défense des droits humains Euro-Mediterranean Human Rights Monitor, leur a rendu hommage, avec des photos et des vidéos.


On y voit notamment Layan, filmée lors de la précédente guerre, en mai 2021, avachie contre le mur, discutant de manière détendue avant de se figer dans un hurlement, les yeux exorbités, alors qu’une bombe s’écrase non loin de leur habitation. « Lolo », comme son oncle Ramy Abdu la surnommait, était devenue à 14 ans « miss Layan », s’improvisant institutrice pour les enfants déplacés qui vivaient dans les tentes autour de la sienne.
La petite Siwar est, elle, prise en photo dans un fauteuil bordeaux, trônant au milieu des ruines de sa maison, en janvier, juste après la trêve. « La séparation est douloureuse mais c’est la volonté de Dieu, écrit Ramy Abdu. Israël peut nous tuer autant qu’il veut, nous brûler vifs et nous détruire, mais il ne réussira jamais à nous déraciner de notre terre. La justice et l’obligation de rendre des comptes viendront – peu importe le temps que cela prendra. » En dessous du message, l’oncle a ajouté une photo de ses neveux, Omar et Layan, alors qu’ils étaient encore de jeunes enfants, souriants.


 

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