Les « Trésors sauvés de Gaza » : l'Institut du monde arabe dévoile le patrimoine palestinien menacé d'anéantissement

Publié le par FSC

Samuel Gleyze-Esteban
L'Humanité du 07 avril 2025

 

Aphrodite ou Hécate, déesse de la lune. La datation tout comme l'identité de cette statue d’une trentaine de centimètres sont flous. Le destin l’a fait échouer au large de la baie de Gaza.© Bettina_Jacot_Descombes

 

L’Institut du monde arabe, à Paris, retrace le destin d’objets archéologiques qui portent les traces de la riche histoire de l’enclave palestinienne et documente la destruction de ce qui fut un port de la Méditerranée.
Elle a une main sur la hanche, l’autre paume en appui sur un buste d’Hermès. Par terre, à sa droite sont posés les petits sabots de l’enfant Pan. La déesse a la tête tournée sur le côté et le regard vers le bas, comme perdue dans ses pensées. On se prend à imaginer les images qui traverseraient son esprit rêvasseur : plus de deux millénaires de bouleversements politiques, religieux et civilisationnels, des siècles passés sous l’eau et, aux années 2000, le grand voyage vers l’Europe, où elle restera jusqu’aujourd’hui, pendant que sa terre natale meurt sous les bombardements.


Un doute demeure quant à savoir si ces beaux traits creusés dans le marbre désignent Aphrodite ou Hécate, déesse de la Lune. Sa datation aussi est floue – époque hellénistique ou romaine, hésite le cartel. Ce que l’on sait de cette statue d’une trentaine de centimètres, c’est qu’elle a dû être conçue pour être placée dans une niche et vénérée, que le destin l’a ensuite fait échouer au large de la baie de Gaza. Qu’un jour, un pêcheur a posé son filet sur cette statuette en marbre inestimable et l’a remise aux mains de l’Autorité palestinienne pour qu’il en soit pris soin.

Une charge symbolique forte dans le contexte d’une reprise violente des bombardements


Une bouffée d’émotion saisit la commissaire d’exposition Élodie Bouffard lorsqu’elle le raconte. Aujourd’hui, alors que Gaza compte ses morts par dizaines de milliers, qu’Israël a repris de plus belle son projet d’anéantissement sur cette bande de terre palestinienne, l’extrême préciosité de l’objet et le simple soin pris par ce pêcheur anonyme à sa découverte marquent un écart insupportable et déchirant.
C’est dans le contexte terrible de la guerre qu’est née l’exposition « Trésors sauvés de Gaza », inaugurée le 3 avril à l’Institut du monde arabe (IMA), à Paris. Une charge symbolique forte dans le contexte d’une reprise violente des bombardements dans la bande. Un défi curatorial, aussi, produit d’une série de hasards et d’accidents tristement ironiques.


Il faut remonter loin en arrière, à la fin du XIXe siècle, pour que soient déterrés les premiers artefacts d’un sol qui se révélera, à l’époque du mandat britannique, une véritable mine d’or archéologique. Les fouilles ralentissent dès la fin des années 1930, et il faudra attendre 1995 et la création du Bureau des antiquités de Gaza pour qu’ouvrent de nouveaux chantiers. À l’époque, c’est une révolution. L’archéologue Jean-Baptiste Humbert, conseiller scientifique de l’exposition, se rappelle la découverte d’« un patrimoine pratiquement intact », auquel personne ne s’était intéressé jusqu’alors.


En 2000, l’IMA réalise une première exposition de grandes découvertes archéologiques faites depuis ce moment-là, fruit d’une coopération entre le service des antiquités de l’Autorité nationale palestinienne, l’École biblique de Jérusalem et le CNRS.
En 2006, c’est à Genève que ces œuvres sont montrées, augmentées de 260 trouvailles de la collection de Jawdat Khoudary, l’un des hommes les plus fortunés de Gaza, qui s’est donné pour mission de préserver le patrimoine gaziote. À peu près à la même époque, le riche entrepreneur fonde dans le nord de la ville de Gaza le musée-hôtel Al Mathaf, où une partie des 4 000 pièces qui composent le fonds est exposée. Depuis octobre 2023, l’établissement, comme nombre d’autres sites et réserves, a été réduit en cendres.


« La perte est inestimable », insiste Béatrice Blandin, conservatrice de l’archéologie du musée d’Art et d’Histoire de Genève (MAH). Mais le musée genevois est resté un refuge pour les 529 objets restés en Europe. Ils dorment alors dans des caisses du port franc de Genève, en sortent deux fois, en 2010 et en 2011, pour voyager en Allemagne et en Suède.
Régulièrement, des procédures de retour sont engagées, mais celles-ci échouent systématiquement. En 2019, le quotidien suisse le Temps évoque un « trésor devenu boulet ». Rétrospectivement, cet effet collatéral de l’instabilité politique apparaît comme une bénédiction amère au milieu du désastre.

Un palais mamelouk, une nécropole romaine, traces du passage des civilisations

 

Dans le sous-sol de l’Institut du monde arabe, les œuvres sont là, à vue, posées sur des socles en métal dont les roulettes signalent leur situation transitoire, leur vocation à repartir. Les couches successives d’histoire se révèlent, dont la scénographie sans parois pensée par Elias et Yousef Anastas, deux frères architectes originaires de Bethléem, rend compte dans leur juxtaposition.


À la pensive Aphrodite, s’ajoutent des colonnes et chapiteaux byzantins ou des linteaux décorés de rosaces plus tardives datant de la période musulmane. Un manche de poignard remonte à l’âge de bronze, un petit scarabée en stéatite à l’âge de fer. Au centre, une grande mosaïque de l’époque byzantine décrit des animaux et des objets de la vie quotidienne.
Les matériaux utilisés (dont le marbre, omniprésent dans l’artisanat présenté ici mais inexistant à Gaza) et les motifs représentés témoignent de la grande histoire d’échanges et de connexions d’un endroit qui a été, deux millénaires durant, le port de la Méditerranée, et qui a ainsi cultivé une vitalité extraordinaire.


Dans la seconde salle, un piédestal vide, surmonté de rien, étonne. Il ouvre toute une partie dédiée aux pertes du patrimoine archéologique gaziote. Sont documentées, cartes et photos à l’appui, la nature et l’histoire de quelques-uns des sites et réserves touchés, donnant un indice de l’ampleur de cette disparition. Un palais mamelouk, une nécropole romaine, traces du passage des civilisations, aujourd’hui effacés.
Des photos en noir et blanc montrent des paysages depuis défigurés. Dans cette salle technique mais marquée par l’absence s’articule un sentiment frappant : une sorte de deuil scientifique qui parvient à rendre sensible quelque chose de la perte à l’œuvre.


« Sans patrimoine, on ne peut pas s’ancrer dans un sol », soutient René Élter, directeur honoraire du laboratoire d’archéologie de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem. Cela fait vingt-cinq ans que ces « trésors sauvés » sont ici, en Europe, mais leur place est là-bas, accessibles à un peuple qui devrait pouvoir se reconnaître et se penser à travers eux. Que l’occupant israélien s’octroie aujourd’hui un droit de mort sur ce patrimoine gaziote, en dépit, là encore, du droit international, n’est qu’une facette de l’entreprise génocidaire à l’œuvre. Cette exposition, que Jean-Baptiste Humbert dédie comme « un hommage au peuple de Gaza », est une manière forte, aujourd’hui, de le rappeler.


Trésors sauvés de Gaza – 5000 ans d’histoire, jusqu’au 2 novembre, à l’Institut du monde arabe, Paris (5e).

 

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