À Gaza, « il faudrait 1 000 camions chaque jour pour éloigner la famine »

Publié le par FSC

Rachida El Azzouzi
Médiapart du 26 mai 2025

 

Des Palestiniens font la queue pour recevoir un repas chaud à un point de distribution de nourriture dans le quartier d'Al-Rimal à Gaza, le 22 mai 2025. © Photo Majdi Fathi / NurPhoto via AFP

 

« Il n’y a pas de lait, pas de viande, pas d’œufs, pas de fromage, pas de fruits, pas de légumes. » Pas non plus d’eau potable ni de moyen de cuisson. Mediapart a recueilli les témoignages de Gazaouis enfermés dans une lutte pour se nourrir et nourrir leur famille. 
Tous les jours, Mohammed Abu Mughaisseb « remercie Dieu d’être seul à Gaza ». Sans sa femme et leurs enfants, qu’il a réussi à faire évacuer il y a un an et demi au Caire (Égypte). « Ils sont en sécurité, ils ont à manger, explique-t-il à Mediapart sur WhatsApp*. Ici, je ne sais pas comment j’aurais fait pour les nourrir et je n’aurais pas supporté mon impuissance. Nourrir ma seule personne est déjà un combat quotidien. »
Mohammed Abu Mughaisseb est un des piliers de Médecins sans frontières à Gaza, son coordinateur médical. Il ne compte pas les heures pour venir en aide et apporter un peu de répit à la population, assiégée et affamée depuis le 2 mars par un blocus total. Comme tout le monde, il a faim, se contente d’un seul repas par jour quand il y parvient.
Au gré d’une connexion internet instable, il raconte « un cauchemar qu’il pensait ne voir exister que dans la fiction », « la pire période depuis le 7-Octobre », la réalité de la faim extrême. Une famine que les porte-parole du gouvernement israélien balaient d’un « Il n’y a pas de famine à Gaza » dans les médias internationaux.
Un rire sarcastique le traverse quand on évoque les quelques camions qui entrent dans l’enclave depuis que le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, et son gouvernement, de peur de perdre le soutien des États-Unis, ont annoncé lundi 19 mai une reprise extrêmement limitée de l’aide humanitaire.
Trois cents camions seraient entrés depuis lors dans Gaza, selon les autorités israéliennes. « C’est une goutte d’eau dans un océan de souffrances et un énorme mensonge d’Israël au monde entier de faire croire que la nourriture est de retour alors que c’est faux, s’indigne Mohammed Abu Mughaisseb. Il faudrait mille camions chaque jour pour éloigner la famine. Les denrées vitales sont aux portes de Gaza mais Israël les bloque délibérément pour nous tuer. Nous manquons de tout, de nourriture, d’eau potable, de médicaments, de carburant. »

La recherche éperdue de nourriture 


L’humanitaire raconte son parcours du combattant pour trouver de quoi se nourrir dans l’enclave anéantie, où plus de 90 % des habitations ont été détruites selon les Nations unies. « J’ai l’argent mais il n’y a rien à acheter au marché. Il n’y a pas de lait, pas de viande, pas d’œufs, pas de fromage, pas de fruits, pas de légumes. Et les rares produits que l’on trouve sont souvent des conserves et des céréales, qui ne constituent pas vraiment un repas approprié, et ils sont vendus à des prix exorbitants. Un morceau de pain coûte près de 3 dollars et il est mauvais car la farine est souvent avariée. Autrefois, avec un dollar, tu pouvais en acheter dix. Les cuisines et boulangeries qui sauvaient bien des familles se sont arrêtées car il n’y a plus rien à distribuer. »
Les images qui parviennent de Gaza appuient le témoignage de Mohammed Abu Mughaisseb. Ici, des bousculades pour un sac de farine. Là, des visages émaciés d’enfants agonisants dans des hôpitaux, d’autres qui se serrent dans des files d’attente, une casserole à la main, dans l’espoir de repartir avec un repas. Quinze camions du Programme alimentaire mondial (PAM) ont été pillés dans la nuit du jeudi 22 au vendredi 23 mai, a annoncé l’ONU.


L’insécurité alimentaire aiguë n’épargne plus personne. 93 % de la population, soit près de 2 millions de personnes, est en « crise alimentaire ». Parmi elles, 470 000 risquent de mourir des conséquences de la famine, affirme le dernier bulletin, pour le période du 1er avril au 10 mai, de l’Integrated Food Security Phase Classification (IPC), une initiative internationale qui mesure l’insécurité alimentaire.
Les enfants (60 % de la population gazaouie a moins de 15 ans) sont les premières victimes. L’IPC évoque ainsi 14 100 cas graves de malnutrition aiguë chez des enfants âgés de 6 mois à 5 ans entre avril 2025 et mars 2026, si la situation ne s’améliore pas. « Ils sont pâles, livides, on dirait qu’ils ont pris plusieurs années en quelques jours, ils n’ont aucune énergie », décrit Mohammed Abu Mughaisseb.


Pour lui, les chiffres sont « largement sous-estimés » : « À cause des déplacements, on ne peut pas suivre sérieusement la population. Des milliers d’enfants, mais aussi de personnes âgées, de femmes enceintes, de mères allaitantes, de blessés, etc., échappent aux statistiques, car leur priorité est de se mettre à l’abri, et ils ne peuvent atteindre les cliniques à cause des bombardements et faute de moyens de transport. »
Le médecin rappelle quelques chiffres : plus de 16 000 enfants ont été tués, et plus de 35 000 blessés. Depuis le début de la guerre génocidaire d’Israël, « un enfant est tué toutes les quarante minutes ». Parmi les victimes, des nouveau-nés, morts « sans connaître la lumière de la vie ».


Rose Qishawi, spécialisée en nutrition, voit les ravages de la faim sur ses propres enfants et sur ceux des autres. « Pâleur, infections et maladies fréquentes, gerçures des gencives et de la bouche, perte et parfois décoloration des cheveux, dents cassées, troubles intestinaux tels que diarrhée ou constipation, retard de croissance, perte de poids », égrène-t-elle auprès de Mediapart. Elle a quatre enfants, « de plus en plus irritables, tendus ». « Ils ne supportent pas la faim, pleurent et présentent d’importants traumatismes physiques et psychologiques », témoigne la mère de famille.


Elle a été déplacée avec les siens plusieurs fois, d’abord du nord au centre, puis à Rafah, la grande ville du Sud méthodiquement détruite par l’armée israélienne. Rayée de la carte, Rafah a été vidée de ses habitant·es comme de ses déplacé·es. « La vie n’y existe plus désormais », dit Rose Qishawi, qui a de nouveau dû fuir vers le nord. De Rafah à la zone surpeuplée d’Al-Mawasi, à Khan Younès.
Rose Qishawi raconte « la vie qui n’a plus rien à voir avec la vie depuis le 7-Octobre », « les gens qu[’elle] a vu mourir de faim », « ceux qui mangent de la nourriture périmée, avariée malgré les maladies que cela provoque ». Elle dit que « personne ne peut plus rien acheter, à l’exception des riches », tant tout est devenu hors de prix.
Elle cite le prix du kilo de gaz qui avoisine la centaine d’euros, alors qu’il y a quelques mois, une bouteille de gaz de 8 kilos coûtait 15 euros. Chacun·e y va de son système D. Celles et ceux qui ont encore un peu de gaz dans la bouteille le monnaient très cher. « La rareté du gaz et du bois, leur coût élevé font que même un repas par jour est un exploit, car il est impossible d’allumer un feu », explique Rose Qishawi.

Des terres agricoles réduites à néant


Basel al-Radea, père de sept enfants, déplacé de la ville de Beit Lahia à celle de Gaza, décrit à Mediapart le même enfer pour nourrir les siens. Il a perdu plus de vingt kilos. Sa famille se contente d’un repas par jour, quand elle le peut, souvent du riz, des lentilles, des pâtes et haricots en conserve, qu’elle cuisine sans huile, devenue beaucoup trop chère. Un litre coûte environ 25 euros.
Basel al-Radea a essayé de rester dans le Nord autant qu’il le pouvait pour s’occuper de son potager. Mais c’est devenu trop dangereux. Sa maison, son jardin, sa ville ont été détruits. Les al-Radea n’ont plus d’argent. « Manger des légumes relève du rêve. Le kilo de tomates ou de pommes de terre coûte autour de 10 euros, le kilo d’oignons 45 euros. Et d’un jour à l’autre, cela peut doubler. Alors nous nous entraidons avec nos proches. On s’échange une cuillère de sel, de poivre… », confie le père de famille.


Hanin Zaiter, réfugiée dans la zone d’Al-Mawasi, à Khan Younès, après plusieurs déplacements forcés, rêve aussi de servir des légumes à ses six enfants. Elle est épuisée par son obsession quotidienne de trouver de la nourriture et se replie sur la solidarité, faute d’argent. « Le kilo de farine est passé à 30 euros, le kilo de riz en deux jours de 12 à 18 euros. C’est impossible », se désole-t-elle. Sans compter les difficultés à trouver de l’argent liquide. « Les habitants ont dû se tourner vers les applications bancaires pour transférer de l’argent mais peu de magasins acceptent cette méthode. »
À Gaza, la majorité des terres agricoles ont été réduites à néant par l’armée israélienne. Tout comme les élevages, qui assuraient, avec l’agriculture, une part non négligeable d’autosuffisance alimentaire. Moins de 5 % des terres agricoles sont cultivables et/ou accessibles, selon un dernier bilan de l’organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation. Dans la région d’Al-Mawasi, certains essaient de redonner de la fertilité aux sols. Une gageure.


Si manger est un combat, boire de l’eau potable aussi, Israël ayant délibérément ciblé les infrastructures.
« Il faut souvent marcher sur de longues distances pour trouver de l’eau salubre, faire la queue devant les citernes puis faire le trajet en sens inverse avec les jerricanes lourds. C’est épuisant, les enfants se plaignent de douleurs à force de voyages. Nous avons besoin d’environ 30 à 50 litres d’eau par jour pour boire, nous nourrir et nous abriter », poursuit Basel al-Radea.
« L’eau nous est livrée par camion en petites quantités, insuffisantes pour vivre », abonde Rana Malakh, 37 ans, originaire de l’est de Gaza. Déplacée vingt fois, elle se trouve aujourd’hui dans l’ouest de Gaza et explique à Mediapart combien l’impossibilité de se laver a entraîné la propagation de maladies de peau très contagieuses telles que la gale, les allergies et d’autres affections. À Gaza, dit-elle, « la mort guette à chaque instant. Ce peut être un bombardement, un déplacement, la faim, la maladie, les blessures, les brûlures, qui vous tuent ».
Mohammed Abu Mughaisseb a des milliers d’exemples qui tournent dans son esprit. Cette petite fille de 2 ans amputée de ses deux jambes, dont l’évacuation hors de l’enclave a été refusée par Israël. Cette femme amputée d’une jambe dont le mari et les enfants ont été tués. Elle espérait fuir au Royaume-Uni. Quitter Gaza.
C’est le vœu de Mohammed Abu Mughaisseb. « Je ne vais pas mentir, lâche-t-il, amer et triste, après un long silence. Si le cauchemar s’arrête maintenant, je ferai tout pour partir et rejoindre ma famille. Et ensuite nous verrons quel est l’avenir, s’il y a encore un avenir. Nous ne reviendrons pas à Gaza. Il n’y a plus de routes, plus d’écoles, plus d’hôpitaux, plus d’universités, plus d’infrastructures, plus de maisons, plus d’électricité… Il faudra des décennies pour reconstruire, pour revenir à avant le 7-Octobre. Israël a détruit tous les éléments de la vie, il a réussi son plan : nous sommes nombreux à vouloir fuir Gaza. »
Ces derniers temps, plusieurs habitants désespérés lui demandent : « Qu’attend Israël pour lâcher la bombe nucléaire sur Gaza pour que nos souffrances cessent ? »


Les personnes qui témoignent dans cet article ont été contactées par téléphone, l’enclave palestinienne étant interdite d’accès aux journalistes étrangers et étrangères par Israël depuis près de vingt mois.

 

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