Sepideh Farsi, réalisatrice : « Fatima Hassouna a payé son engagement et son art au prix de sa vie »
Samuel Gleyze-Esteban
L'Humanité du 14 mai 2025
À Cannes, la réalisatrice iranienne Sepideh Farsi présente son documentaire Put Your Soul on Your Hand and Walk, en l’absence de son héroïne, Fatima Hassouna, tuée le 16 avril par l’armée israélienne.
Sepideh Farsi a appris la mort de Fatima Hassouna et de sa famille le matin du 17 avril. La veille, la réalisatrice venait d’annoncer à cette jeune Gazaouie de 25 ans la sélection à Cannes de Put Your Soul on Your Hand and Walk, dans lequel elle témoigne, par écrans interposés, du quotidien sous les bombes israéliennes – les mêmes qui ont ciblé sa maison cette nuit-là. « Fatem », de son surnom, avait accepté de quitter son pays pour se rendre à Cannes. Ç’aurait été son premier voyage.
Lorsque nous la rencontrons chez elle à Paris, début mai, l’élégante Iranienne l’admet : cette mort, elle ne l’a comprise qu’à moitié. Il faudra du temps. En attendant, entre la présentation du film et une exposition des photos prises par Fatima Hassouna pendant la guerre, et après la publication d’une tribune signée par 380 artistes de cinéma pour dénoncer cet assassinat, la quinzaine cannoise est l’occasion de se faire l’écho de celle qui souhaitait « une mort bruyante ».
Fatima Hassouna a-t-elle été visée en raison de son travail de photographe ?
L’armée israélienne dit avoir visé un membre du Hamas qui se cachait dans la maison. Je connais sa famille et je n’ai aucune idée de qui il pourrait s’agir. L’armée israélienne n’a en outre jamais répondu à cette question. Alors pourquoi est-ce Fatem que l’on décapite ? D’un autre côté, on sait qu’au moins 212 journalistes ont été tués à Gaza. Une investigation sera nécessaire.
Ce qui est sûr, c’est que Fatem donnait énormément d’importance au travail qu’elle faisait. Il reste d’elle plusieurs centaines de photos, que nous sommes en train de rassembler. Elle avait un vrai regard de photographe, une véritable méthode, des thématiques et une manière propre d’approcher ses sujets. À ces images, j’ai vu la conscience qui s’est progressivement mise en place, chez elle, pour documenter la guerre.
Au début du film, elle dit une chose importante : « Ils peuvent nous tuer, mais ils ne peuvent pas nous vaincre »…
Elle ajoute : « Parce que nous n’avons plus rien à perdre. » Le « rien » à perdre, c’est leur existence même. C’est très présent dans la façon dont les survivants parlent de l’avenir. La mère de Fatem, qui n’a pas été tuée, veut rester à Gaza.
Ces gens-là sont nés avec la mémoire de la Nakba, de ces générations de Palestiniens déplacés qui n’ont jamais pu revenir et ont erré d’un camp à l’autre, entre la Syrie, le Liban et ailleurs. Aujourd’hui, alors que les attaques israéliennes ont pris la forme d’un génocide, ils ont conscience qu’ils doivent rester, même au péril de leur vie, sinon leur mémoire historique risque d’être effacée.
Dans le film, vos appels vidéo quotidiens rendent manifeste un aspect important de ce génocide : il se déroule presque en instantané sur nos écrans.
Contrairement à d’autres moments génocidaires, cette fois-ci, nous voyons tout en direct. Et, malgré cela, rien ne se passe, ou pas assez. Quand j’envoyais à Fatem des photos de manifestations pro-Palestine, elle disait : « C’est incroyable que ces gens pensent à nous, mais ce qu’ils font ne suffit pas ». L’humanité a pris l’habitude de voir défiler des images d’enfants déchiquetés.
C’est pour cela que, dans le film, je tenais à ce que le témoignage soit surtout porté par la parole de Fatem. Certes, j’ai inclus quelques-unes de ses photos au montage. Mais je crois que je me suis vraiment accrochée à sa parole. J’espère qu’elle deviendra un emblème de cette « voix palestinienne » qui nous manque tant.
Dans son discours, il y a aussi l’idée, importante, que la Palestine est un centre de toutes les libérations.
Elle disait que le jour où le conflit en Palestine finira tous les conflits du monde cesseront. Je blaguais en lui disant que j’aurais bien aimé la croire. Mais je comprends, au fond, que Fatem mettait le doigt sur un point essentiel, qui est que la cause palestinienne exacerbe des tensions présentes partout en Occident.
La démocratie occidentale est mise à l’épreuve par cette thématique-là. Ce qu’il se passe dans le monde autour de ce sujet est emblématique pour notre liberté d’expression. L’exemple de la mobilisation dans les universités américaines, la répression du mouvement BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions) sont là pour le prouver. Il faut éviter à tout prix ce genre de glissement autoritaire.
En tant qu’Iranienne quel regard portez-vous sur la politique de votre pays d’origine vis-à-vis d’Israël ?
Le régime iranien instrumentalise cette cause depuis des décennies, de façon malhabile et injuste pour les Palestiniens comme pour les Iraniens. En Iran, une infime partie de la population prend position pour la Palestine. Beaucoup ne se préoccupent que de la dictature iranienne, et à l’extérieur, dans la diaspora, beaucoup ont choisi de garder le silence. Une autre partie de la communauté iranienne est pro-Netanyahou.
Tous ces gens qui, au moment de Femme, Vie, Liberté, se battaient ensemble sont maintenant divisés. Cela n’a pas lieu d’être. Déplorer que la cause palestinienne soit instrumentalisée par le régime iranien n’empêche pas de dire qu’il faut arrêter ces massacres, ni de lutter contre le régime iranien. La fin d’une guerre et l’arrêt d’un génocide devraient parler à l’ensemble de l’humanité.
Trois cent quatre-vingts personnalités du cinéma ont publié dans Libération une tribune visant à briser le silence après la mort de Fatima, puis un hommage a été rendu pendant la cérémonie d’ouverture. Vous vous sentez moins seule ?
Évidemment, oui. Cette tribune, signée par un large groupe de gens du cinéma, est importante. C’est le symptôme d’un vrai malaise face à des institutions culturelles trop silencieuses. Il faut des mesures réelles pour la Palestine, et pas seulement des mots ou des promesses lointaines comme celle, formulée par Emmanuel Macron, de « peut-être » reconnaître l’État palestinien en juin.
L’hommage rendu pendant la cérémonie est une bonne chose, mais il y a comme une frilosité dans la façon dont on parle du génocide en cours à Gaza. Les prises de position doivent être à la hauteur du fait que Fatem a payé son engagement et son art au prix de sa vie, de toutes les victimes civiles qui perdent leur vie chaque jour et de la gravité de la crise humanitaire en cours. Il est temps que l’on bouge tous ensemble pour arrêter cette catastrophe.
Exposition des photos de Fatma Hassouna au Pavillon palestinien (Village international à Paris) et au Café des cinéastes du 14 au 24 mai, et à l’Hôtel Majestic (Salon Croisette) les 19, 20 et 23 mai.
Put Your Soul on Your Hand and Walk, de Sepideh Farsi, France – Palestine – Iran, 1 h 50, sortie en salle 24 septembre 2025.