Risquer sa vie pour un signal 2G : c’est cela, le black-out sur Gaza

Publié le par FSC


Nour Elassy
Médiapart du 18 juin 2025

 

Coupée du monde du 10 au 15 juin, et aussi la semaine précédente, la bande de Gaza retrouve un semblant de connexion internet et cellulaire. Dans sa chronique, Nour Elassy évoque cet effacement, cette autre arme d’Israël pour « tuer dans le noir ».



Gaza (Palestine).– Nous avons été effacés.


Pas au sens figuré. Pas politiquement. Littéralement. Pendant plusieurs jours la semaine dernière – et aussi la semaine précédente –, Israël a bloqué Gaza. Pas d’Internet. Pas d’appels. Pas de SMS. Pas d’accès. Pas de SOS. Une exécution numérique délibérée. Gaza est devenue un cimetière de cris inaudibles.
Ce n’est pas la première fois. Et si le monde n’agit pas, ce ne sera pas la dernière. Depuis le début de ce génocide, Israël a détruit les lignes de communication de Gaza au moins neuf fois – par des bombardements et des attaques ciblées sur les réseaux pour nous faire taire, aveugler le monde, perpétrer ses massacres sous le couvert du silence.


La semaine dernière, une fois de plus, nous avons été effacés. Internet, signal téléphonique, connexion au monde : disparus. Personne ne nous entendait. Personne ne nous voyait. C’est probablement la troisième fois en quelques mois. À chaque fois, l’intention est claire : couper les câbles, tuer dans le noir.
Pendant plus de quarante-huit heures, nous avons disparu. Pas de diffusion en direct. Pas de cris enregistrés. Pas de noms. Pas de derniers mots publiés. Les bombes continuaient de tomber. Les corps s’accumulaient. Le monde défilait.


Les black-out ne sont pas des effets secondaires. Ce sont des armes. Ce sont des actes d’effacement coordonnés et stratégiques. Il s’agit d’un génocide conçu non seulement pour éliminer le peuple de Gaza, mais aussi pour faire taire sa voix pendant qu’il se produit.
Depuis le 7-Octobre, Israël a coupé les communications de Gaza à maintes reprises. Pas au hasard, mais délibérément. Au moins neuf coupures majeures, chacune synchronisée avec une escalade de l’agression militaire. L’objectif est simple : nous faire disparaître pendant qu’ils nous brûlent vifs.

La guerre contre l’Iran, un rideau tiré sur Gaza


Lors de la dernière coupure, j’ai gravi douze étages d’un immeuble bombardé, tremblante, pour capter le fil faible et interrompu d’un signal. Je ne l’ai pas fait pour ma sécurité. Pas pour m’échapper. Mais pour dire au monde que nous étions encore en train de mourir.


Nous, les journalistes de Gaza, sommes devenus des passeurs de vérité. Accroupis sur les toits sous le bourdonnement des drones, envoyant des fragments d’horreur à l’extérieur. Une note vocale figée. Une photo floue. Une seule phrase : « Ils viennent de frapper une tente près de la côte. Des enfants. Aucun survivant. »
Comprenez-vous ce que cela signifie, jouer sa vie pour une seule barre de signal, courir dans un escalier qui s’effondre tandis que les avions de guerre hurlent au-dessus, juste pour murmurer dans le vide ?


Il n’y a pas d’abri. Pas de bureau. Pas de salle de rédaction. Juste des antennes-relais en panne et des batteries à plat. Et pourtant, on grimpe. Car si on ne parle pas, Gaza cesse d’exister. Ce n’était pas de l’héroïsme. C’était du désespoir. Voilà ce que signifie faire un reportage en état de siège : risquer sa vie pour un signal 2G, tandis qu’un avion de chasse piloté par un criminel tourne au-dessus de nos têtes.
Le timing n’est pas une coïncidence. Alors que les gros titres se tournaient vers la nouvelle guerre d’Israël contre l’Iran, Gaza était à nouveau enterrée. Tandis que les missiles volaient vers Ispahan et que l’attention se portait sur Tel-Aviv, les crimes de guerre pleuvaient sur chaque centimètre carré de Gaza. Pendant que les commentateurs débattaient de géopolitique, des familles étaient incinérées sous leurs tentes.


Le monde détournait le regard. Et quand le monde détourne le regard, Israël tue plus vite et plus violemment. Alors, je le dis clairement : la guerre contre l’Iran n’est pas une nouvelle guerre. C’est un leurre. Une diversion délibérée. Un rideau tiré sur Gaza alors que les couteaux sont encore sortis.
Cette guerre contre nous n’a jamais cessé. Elle est seulement devenue invisible. Ce silence n’était pas la paix ni même un bref cessez-le-feu. C’était du sang qui séchait sans être photographié.
Et que nous donnent-ils en échange ? Huit prétendus centres « humanitaires » – des zones clôturées et militarisées qui ressemblent davantage à des postes de contrôle à ciel ouvert qu’à des sanctuaires. Ce sont des pièges mortels, pas des bouées de sauvetage.
Aucune instruction claire. Pas de cartes à jour. Pas de communication. Et dans le black-out, c’est le chaos total. Des familles marchent pendant des heures dans les zones sinistrées, ignorant même où se trouve l’aide. Certaines n’arrivent jamais. D’autres meurent en attendant.


J’ai rencontré un père dont la fille a été tuée dans la file d’attente d’un de ces centres. Elle avait 5 ans. Ils l’ont enterrée enveloppée dans la même bâche de l’ONU qu’ils espéraient utiliser pour se protéger du soleil.
N’appelez surtout pas cela de l’aide. Ce n’est pas de la distribution. C’est de l’humiliation sous les bombardements, ce n’est clairement rien d’autre qu’un piège mortel.
Chaque fois que la connexion est coupée, une permission est accordée : allez-y, faites-le maintenant ! Ils ne peuvent pas crier. C’est cela, une panne de courant : un coupe-circuit. Un feu vert pour un massacre.
Israël sait exactement ce qu’il fait. Le monde aussi. Mais vous, peut-être pas. Et c’est pourquoi j’écris cela maintenant. Après la panne de courant. Après l’ascension. Après le silence.


Vous devez savoir : nous sommes toujours là. Toujours à crier. Toujours à faire des reportages. À travers les parasites. À travers les éclats de verre. À travers tout ce qu’ils essaient d’écraser sur nous.
Ce n’est pas fini. La prochaine panne de courant arrive. Le prochain massacre suivra. Et le monde sera à nouveau tenté de détourner le regard – vers l’Iran, vers les élections, vers tout sauf nous. Mais je vous le dis maintenant, pour que vous ne puissiez pas dire que vous ne saviez pas : le silence n’est pas l’ignorance. Le silence est complicité. Gaza n’est pas silencieuse. Gaza est réduite au silence.
Alors, lorsque nous disparaissons de votre agenda, demandez-vous : que cache Israël cette fois-ci ? Et puis, au lieu de passer à autre chose, parlez plus fort. Faites du bruit. Exigez un signal. Exigez la vérité. Exigez la justice.
Nous ne sommes pas des fantômes. Nous ne sommes pas des ruines. Nous ne sommes pas des garanties. Nous sommes vivants. Nous vous le disons. Nous saignons. Et vous nous observez.

 

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Ce texte a été confié à Rachida El Azzouzi, qui l’a traduit de l’anglais.
Nour Elassy est journaliste, écrivaine et poétesse. Âgée de 22 ans, elle a étudié la littérature anglaise et française. Elle est née et a grandi dans la bande de Gaza, dans le quartier d’Al-Tofah, dans le nord-est du territoire.
Pendant plus de quinze mois, Nour Elassy a été déplacée avec sa famille à Deir el-Balah, dans la partie centrale de la bande de Gaza. Revenue en février 2025 dans le nord de Gaza, elle a été de nouveau déplacée avec sa famille début avril. Elle se trouve aujourd’hui dans la ville de Gaza. 
L’écriture, dit-elle, la sauve. Peu après le 7-Octobre, elle a commencé à écrire des poèmes qu’elle a rendus publics, notamment sur le réseau social Instagram.

 

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