GENERATION Z : transformer l'antagonisme de classe ... pour diviser !
/image%2F0946080%2F20251104%2Fob_6ec1c9_communistes-materialistes.png)

Ces derniers temps, vous l'aurez remarqué, quand le système craque à l'autre bout du monde, quand un pays dit du "Sud Global" s'embrase, quand la violence sociale accumulée sous le couvercle de l'ordre bourgeois déborde dans la rue, le journaliste sort sa loupe et regarde son calendrier des naissances. Il voit des jeunes qui cassent tout, et il se dit : c'est l'âge ! C'est confortable, l'âge. C'est propre. Ça évite de parler de ce dont on ne parle que trop peu dans les nos journaux : le fric. La classe. L'exploitation.
Car il faut le dire simplement, c'est-à-dire matériellement : lorsque le fils de l'oligarque qui commande des bouteilles à 5000 euros en boîte de nuit, et le livreur qui pédale sous la pluie de Nairobi pour 30 shilling la course, ont tous les deux vingt ans, le conflit qui les oppose n'est pas générationnel. Il est de classe. Parler de "Gen Z", c'est tenter de noyer le poisson. C'est faire de la sociologie d'évitement.
Car la Génération Z n'existe pas. C'est une fable. Un doudou sociologique pour bourgeois effrayés. Mieux : une opération de police discursive.
Il faut commencer par le langage. Car ce qu'on nomme "génération" n'est pas une réalité empirique qui s'offrirait naïvement au regard. C'est ce qu'il faut nommer à la suite du philosophe matérialiste Patrick Tort[1], un complexe discursif. Une machine idéologique sophistiquée, une constellation d'idées, de termes et d'images qui, à force d'être martelés, se solidifient et commencent à produire des effets de réel. Ils formatent le regard. Ils nous disent ce qu'il faut voir et, surtout, ce qu'il ne faut pas voir.
Le but de la manœuvre est de naturaliser les rapports sociaux. Masquer l'antagonisme fondamental. Empêcher que soit prononcé ce mot obscène : Classe.
Les quatre opérations de l'escroquerie
Pour cela, il faut démonter la machine. Regarder comment ce complexe discursif fonctionne, comment il chloroforme la pensée. Il opère en quatre temps.
Premier tour de passe-passe : la dépolitisation. On prend une contradiction structurelle du capitalisme et on la transforme en expérience personnelle. La précarité économique n'est plus le résultat du néolibéralisme tardif, c'est une "expérience de génération". L'inaccessibilité du logement n'est plus la financiarisation de l'immobilier, c'est un conflit générationnel (les vieux ont tout, les jeunes n'ont rien). La dette étudiante n'est plus le sous-financement de l'éducation publique, c'est un trait générationnel. C'est propre, ça évacue la structure.
Deuxième opération, plus subtile : la temporalisation. On traite les contradictions du capitalisme comme des effets de cohorte. On suggère que les problèmes vont passer avec l'âge. Ça vieillira. Ça mourra. Ça crée un faux espoir, une attente passive : "attendez que les Boomers meurent, ça ira mieux". Ça masque le fait essentiel : chaque génération fait face à des formes évolutives de la même exploitation capitaliste. Le problème n'est pas l'âge des exploiteurs ou des exploités, c'est l'exploitation elle-même.
Troisième opération, la plus grossière : la culturalisation. C'est le réflexe pavlovien de l'idéologie bourgeoise. On attribue les conditions matérielles à des choix culturels. Le chômage structurel ? C'est une "différence d'éthique de travail". La stagnation des salaires ? C'est que les jeunes ont des "valeurs différentes concernant la rémunération" (ils préfèrent le sens à l'argent, paraît-il). La précarité ? C'est une "préférence pour la flexibilité et l'autonomie". On rebaptise l'exploitation en différence culturelle nécessitant de la "compréhension" (et des consultants RH).
Quatrième opération, la plus politique : la fragmentation. Diviser pour mieux régner. On divise la classe travailleuse en groupes démographiques concurrents. On crée une mentalité "nous contre eux" selon les lignes d'âge plutôt que les lignes de classe. Les jeunes travailleurs blâment les "Boomers" plutôt que le capital. Les travailleurs âgés voient les jeunes comme des "ayant droit" plutôt que comme des précaires exploités. C'est la vieille recette que Marx analysait déjà avec l'antagonisme entre travailleurs anglais et irlandais : la classe dirigeante manipule les divisions internes au prolétariat pour maintenir sa domination.
L'effet réversif et le déplacement culturel
Une fois le cadre théorique posé, regardons le complexe en action sur le terrain. Son travail fondamental est de produire un effet réversif. On inverse la causalité. L'effet social (l'exploitation accrue de la jeunesse prolétarienne) est présenté comme la cause naturelle. On nous dit : ils sont précaires parce qu'ils sont "Gen Z". Alors que la réalité matérielle est : on les appelle "Gen Z" pour justifier leur précarité.
Car il faut le redire simplement : lorsque l'héritier d'un empire industriel et le chômeur des bidonvilles ont la même date de naissance, le conflit qui les oppose n'est pas générationnel. Il est de classe.
Il faut lire la presse pour voir trop souvent, et même dans la presse de gauche, le déploiement de cette stratégie. Jeune Afrique, 1er octobre 2025. Un article d'un idéalisme parfait : "La 'Gen Z' à l'assaut du vieux monde." Les insurrections au Kenya, au Maroc, à Madagascar sont immédiatement saisies par le complexe discursif. Et comment justifie-t-on cette unité supposée ? Par des fétiches culturels : TikTok et le manga "One Piece".
Voilà l'opération de déplacement (et de culturalisation) dans toute sa splendeur. Quand le réel parle FMI, dette et exploitation, le complexe discursif répond culture pop et smartphone. C'est une tentative désespérée de neutraliser la contradiction matérielle.
Kenya : Le chiffre contre le mythe
Regardons le Kenya. Il y a un chiffre qu'il faut garder en tête. 68%. C'est la part des revenus de l'État kényan consacrée au service de la dette. 68%. Le FMI exige sa livre de chair.
Pour payer le FMI, le gouvernement Ruto, qui joue parfaitement son rôle de bourgeoisie compradore[2], fait quoi ? Il impose un projet de loi de finance, ou il taxe les couches, le pain, l'huile de cuisson. Il attaque directement l'estomac du peuple. Le 25 juin 2024, le peuple prend le Parlement. L'État fait son travail : il tire dans le tas. Au moins 22 morts ce jour-là. Des centaines de morts et disparus à la fin de l'année.
Comment les médias occidentaux, de Paris à New York, nomment-ils ce massacre de classe, cette insurrection contre l'austérité impérialiste ? Un "soulèvement de la Gen Z."
C'est fascinant, ce déni. On regarde qui est dans la rue : des habitants de Kibera, le plus grand bidonville d'Afrique, où l'on survit avec moins de 2 dollars par jour. De Mathare. Des chômeurs. Le taux de chômage des jeunes ? 67% si l'on inclut le sous-emploi. Une armée de réserve massive, nécessaire pour maintenir les salaires au plancher. Seulement 10% de la force de travail a un emploi formel. Mais le journaliste voit des smartphones et conclut : c'est la génération connectée. On préfère parler de la manière dont la révolte s'organise (TikTok) plutôt que de ce qui organise la révolte (la faim, la dette, l'impérialisme).
Révolte qui, malgré ce que l'on peut en lire, n'est pas une explosion, mais une accumulation. Le fruit de siècles d'oppression qui finissent par déborder.
Maroc, Madagascar : Le stade, l'hôpital et la coupure de courant
Au Maroc. La structure s'impose aussi. Septembre 2025, Agadir. Huit femmes meurent en couches dans un hôpital public. Pourquoi ? Parce qu'il y a 4,4 médecins pour 10 000 habitants dans la région. L'OMS en recommande 25. La Libye en guerre en a 19. Pendant ce temps, l'État claque 25 milliards de dirhams d'argent public pour des stades de Coupe du monde 2030. Les priorités du capital sont claires : le spectacle marchand d'abord, la vie ensuite.
À Rabat, Youssef, 27 ans, ingénieur. Un travailleur technique formé, mais inutile pour le capital local. Chômage des jeunes : 35,8%. Il dit : "Je veux une réforme complète du système." Jeune Afrique se précipite pour le tamponner "Gen Z" et note, avec une subtilité de DRH, qu'il utilise Instagram. Admirez l'escroquerie. La conscience de classe est immédiatement neutralisée, rabattue sur la consommation technologique. Le travailleur qui veut renverser la table est réduit à son profil Insta.
Madagascar (ou les moins de 30 ans représentent 70% de la population !). Septembre 2025. La matérialité est encore plus nue. Coupures d'électricité : 8 à 12 heures par jour. Seulement 33% d'accès à l'électricité. 80% de pauvreté. Salaire minimum : 30 dollars par mois. L'économie informelle emploie 85% de la force de travail. La société d'État JIRAMA est privatisée discrètement : on appelle ça une "société anonyme publique", c'est plus chic.
Antananarivo s'embrase. Mouvement "Leo Délestage". Vingt-deux morts, 100 blessés. Le gouvernement tombe. Les médias internationaux ? "Révolte de la Gen Z inspirée par le Kenya". Comme si c'était un challenge TikTok. Mais les gens dans la rue ne réclament pas plus de likes. Ils réclament l'électricité pour survivre. Les étudiants réclament "les mêmes opportunités que les enfants des dirigeants malgaches qui étudient à l'étranger." C'est une demande de classe, pas une crise d'adolescence. Le mépris de classe nécessaire pour réduire ça à une affaire de génération est abyssal.
Népal : Le crash-test de l'idéologie (Gucci vs Cercueil)
Le cas népalais est magnifique. C'est le cas d'école qui fait s'effondrer toute la foutaise générationnelle. Septembre 2025. Le gouvernement interdit 26 plateformes sociales. Pourquoi ? Parce que ces plateformes permettent aux jeunes prolétaires de gagner quelques dollars dans l'économie numérique. C'est ça ou s'exporter comme esclaves modernes dans le Golfe. 1 700 jeunes quittent le pays chaque jour. Les envois de fonds représentent 33,1% du PIB.
Les protestations éclatent. Soixante-et-un morts, 2 113 blessés. Et elles ciblent qui ? Les "Nepo Kids". Les enfants de l'oligarchie. Ceux qui étalent leurs sacs Gucci et leurs vacances à Dubaï sur les réseaux que le gouvernement veut interdire au peuple.
Le slogan est limpide : "Les enfants des dirigeants rentrent de l'étranger avec des sacs Gucci, tandis que les enfants du peuple reposent dans des cercueils."
Voilà le test. Les manifestants sont jeunes. Les "Nepo Kids" sont jeunes. Tous "Gen Z". Le conflit est-il générationnel ? Non. C'est la guerre de classe à l'état pur. D'un côté, la jeunesse dorée de la bourgeoisie compradore. De l'autre, la jeunesse prolétarienne excédentaire. Même âge, intérêts matériels diamétralement opposés. Quand les deux camps d'un conflit ont la même date de naissance, le concept de génération se révèle pour ce qu'il est : une connerie.
Pourquoi les jeunes ? Mécanique de l'exploitation
Pourquoi les jeunes prolétaires sont-ils toujours les premiers à se révolter ? Non pas par essence générationnelle, cette bêtise idéaliste bonne pour les manuels de développement personnel, mais pour des raisons mécaniques, matérielles, liées à leur position dans les rapports de production.
Un : ils sont nombreux et jetables. C'est la fraction la plus vulnérable de l'armée de réserve du travail. Marx l'analysait déjà. Le capital vient y puiser de la chair fraîche et pas chère pour faire pression sur les salaires des autres. En crise, ils dégagent en premier. "Derniers embauchés, premiers virés". C'est de la gestion des stocks. Les taux de chômage (Kenya 67%, Maroc 35,8%, Népal 20,8%) c'est le système. L'OIT documente que la moitié des chômeurs mondiaux ont entre 15 et 24 ans.
Deux : ils n'ont rien. Pas de crédit sur 25 ans, pas de carrière, pas de famille à charge. Ils ne sont pas encore tenus par les mécanismes de discipline bourgeoise. Ils n'ont aucun intérêt matériel dans la stabilité de l'ordre existant. Ils n'ont littéralement rien à perdre.
Trois : ils ne sont pas encore cassés. Ils n'ont pas accumulé des décennies de défaites et de résignation. Ils n'ont pas encore intériorisé la discipline bureaucratique syndicale.
Il faut être précis. Il y a jeune et jeune. Mai 68 l'a montré. La bourgeoisie célèbre les étudiants de la Sorbonne : des fils de bourgeois qui jouaient à la révolution avant de reprendre le cabinet d'avocat de papa. Ils voulaient des dortoirs mixtes, des réformes universitaires et pendant ce temps, 10 millions d'ouvriers étaient en grève sauvage. Les jeunes ouvriers dans les usines occupées, eux, ne jouaient pas. L'étudiant bourgeois s'ennuie et hérite. Le jeune prolétaire est exploité et crève. Le premier fait de la sociologie critique. Le second fait la révolution.
L'industrie du management générationnel : Le consultant et le flic
Le plus beau, c'est que ce concept de génération n'est pas seulement une mauvaise sociologie. C'est un business. Une industrie lucrative. D'où vient cette idée fixe des cycles de 20 ans ? Du marketing américain (Strauss & Howe, 1991). Et ça profite à qui ? Une industrie massive de conseil. Deloitte, "Gen Guru", "Generational Consulting". Des consultants vendent des formations à prix d'or pour "gérer les Millennials" ou "comprendre la Gen Z".
Il s'agit de transformer l'antagonisme de classe en problème de communication RH. Recadrer les luttes salariales en "besoin de reconnaissance" ou "quête de sens". C'est la pacification par la psychologisation.
Une étude de 2020 des National Academies of Sciences américaines a conclu sèchement : catégoriser les travailleurs avec des étiquettes générationnelles "N'EST PAS SOUTENU PAR LA RECHERCHE." Aucune preuve empirique. Pourtant l'industrie persiste. Parce qu'elle sert le capital.
Les entreprises paient des fortunes pour ça. C'est infiniment moins cher de payer un consultant pour expliquer que la "Gen Z" préfère la flexibilité (comprendre : la précarité), que d'augmenter les salaires, d'améliorer les conditions de travail ou d'accepter les syndicats. Le consultant en génération, c'est le contremaître moderne. Le briseur de grève en costume-cravate.
Ce dispositif sert à fragmenter. Il divise la classe travailleuse. Il monte les jeunes travailleurs contre les anciens. Le phénomène "OK Boomer", c'est ça. C'est le "réalisme capitaliste" de Mark Fisher. Une colère impuissante qui se trompe de cible. Qui tape sur le vieux travailleur plutôt que sur le propriétaire. Qui occulte le fait que le retraité pauvre et le jeune chômeur sont dans le même bateau. Le bateau du capital.
La balle ne demande pas l'âge
Revenons au réel. L'"interconnexion" entre les révoltes au Kenya, au Maroc, au Népal, à Madagascar n'est ni culturelle, ni générationnelle. Ce n'est pas TikTok. Ce n'est pas les mangas. C'est la matérialité de la chaîne impérialiste. C'est le FMI. C'est la dette. C'est le chômage de masse. C'est la position partagée de subordination au capital impérialiste, gérée par des bourgeoisies compradores.
Les balles ne demandent pas la date de naissance. Elles distinguent les classes avec une précision chirurgicale. Les flics tirent sur les bidonvilles de Kibera et Mathare, pas sur les quartiers résidentiels de Parklands et Westgate. La violence d'État n'est pas générationnelle. Elle est de classe. Coloniale. Impérialiste.
Le capitalisme mondial produit une jeunesse prolétarienne mondiale excédentaire, précarisée, sans avenir. Non pas une "Génération Z", mais l'avant-garde du prolétariat international qui se soulève la première, comme elle l'a toujours fait.
Ils veulent nous faire croire que nous sommes une cohorte démographique. Nous sommes une classe.
Ils veulent nous diviser par année de naissance. Nous nous unissons par notre position dans la production.
Ils veulent culturaliser notre exploitation. Nous matérialisons leur domination.
La "Génération Z" est un fétiche qu'il faut briser. Un dispositif idéologique qu'il faut démanteler. Parce que pendant que les sociologues bourgeois et les consultants marketing pérorent sur les caractéristiques de la "Gen Z," les jeunes prolétaires du monde entier apprennent la leçon que le capital leur enseigne, toujours à balles réelles : le capitalisme doit être dépassé dans le sens du socialisme.
******************
Notes
1. Patrick Tort est un philosophe français, spécialiste de Darwin et de l'histoire des sciences, directeur de l'Institut Charles Darwin International. Il a développé le concept de "complexe discursif" pour analyser comment les idéologies se structurent et produisent des effets de réalité à travers le langage et les représentations. ↩︎
2. La bourgeoisie compradore désigne la classe bourgeoise qui, dans les pays dominés, tire sa richesse de sa position d'intermédiaire dans le commerce avec les impérialismes étrangers, par opposition aux bourgeois ayant des intérêts dans le développement de l'économie nationale. ↩︎