L'académicien Andreï Makine : Pour arrêter cette guerre il faut comprendre les antécédents qui l'ont rendu possible !
Ce que ne font ni les médias, ni les gouvernements occidentaux qui jettent de l'huile sur le feu et font comme si tout commençait le 24 février dernier.
Sans doute dans l'espoir que cette guerre dure!
Le combat pour la paix passe en conséquence par la solution des causes profondes du conflit actuel et l'arrêt de l’expansionnisme à l'est de l'OTAN !
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Par Alexandre Devecchio. LE FIGARO
10 mars 2022
FIGAROVOX/ENTRETIEN –
L’académicien franco-russe, prix Goncourt 1995, s’afflige de voir l’Ukraine transformée en «chaudron guerrier». Il se défend d’être pro-Kremlin et regrette une vision «manichéenne» du conflit «qui empêche tout débat».
Andreï Makine,
né en Sibérie, a publié une douzaine de romans traduits dans plus de quarante langues, parmi lesquels Le Testament français(prix Goncourt et prix Médicis 1995), La Musique d’une vie (éd. Seuil, 2001), et, plus récemment, Une femme aimée (Seuil). Il a été élu à l’Académie française en 2016.
FIGAROVOX. – En tant qu’écrivain d’origine russe, que vous inspire cette guerre ?
Andreï MAKINE
Pour moi, elle était impensable. J’ai en tête les visages de mes amis ukrainiens à Moscou, que je voyais avant tout comme des amis, pas comme des Ukrainiens. Le visage de leurs enfants et de leurs petits-enfants, qui sont dans ce chaudron guerrier. Je plains les Ukrainiens qui meurent sous les bombes, tout comme les jeunes soldats russes engagés dans cette guerre fratricide. Le sort du peuple qui souffre m’importe davantage que celui des élites. Comme le disait Paul Valéry, «la guerre, ce sont des hommes qui ne se connaissant pas et qui se massacrent au profit d’hommes qui se connaissent et ne se massacrent pas».
Une partie de la presse vous qualifie d’écrivain pro-Poutine. L’êtes-vous ?
Andreï MAKINE
C’est une journaliste de l’AFP qui m’a collé cette étiquette il y a une vingtaine d’années. C’était juste après le départ de Boris Eltsine dont le bilan était catastrophique pour la Russie. Je lui avais expliqué que Eltsine, dans un état d’ébriété permanent, avec la responsabilité du bouton atomique, représentait un vrai danger. Et que j’espérais que la Russie pourrait devenir un peu plus rationnelle et pragmatique à l’avenir. Mais elle a titré : «Makine défend le pragmatisme de Poutine». Comme c’était une dépêche de l’AFP, cela a été repris partout. Et lorsque je suis entré à l’Académie, un grand hebdo, dont par charité je tairai le nom, a, à son tour, titré : «Makine, un Poutinien à l’Académie»… Cela en dit long sur le monde de mensonge dans lequel nous vivons.
Vous condamnez l’intervention russe…
Andreï MAKINE
Mon opposition à cette guerre, à toutes les guerres, ne doit pas devenir une sorte de mantra, un certificat de civisme pour les intellectuels en mal de publicité, qui tous cherchent l’onction de la doxa moralisatrice. À force de répéter des évidences, on ne propose absolument rien et on en reste à une vision manichéenne qui empêche tout débat et toute compréhension de cette tragédie. On peut dénoncer la décision de Vladimir Poutine, cracher sur la Russie, mais cela ne résoudra rien, n’aidera pas les Ukrainiens.
Pour pouvoir arrêter cette guerre, il faut comprendre les antécédents qui l’ont rendue possible. La guerre dans le Donbass dure depuis huit ans et a fait 13 000 morts, et autant de blessés, y compris des enfants. Je regrette le silence politique et médiatique qui l’entoure, l’indifférence à l’égard des morts dès lors qu’ils sont russophones. Dire cela, ne signifie pas justifier la politique de Vladimir Poutine.
De même que s’interroger sur le rôle belliciste des États-Unis, présents à tous les étages de la gouvernance ukrainienne avant et pendant la «révolution du Maïdan», n’équivaut pas à dédouaner le maître du Kremlin. Enfin, il faut garder à l’esprit le précédent constitué par le bombardement de Belgrade et la destruction de la Serbie par l’Otan en 1999 sans avoir obtenu l’approbation du Conseil de sécurité des Nations unies. Pour la Russie, cela a été vécu comme une humiliation et un exemple à retenir. La guerre du Kosovo a marqué la mémoire nationale russe et ses dirigeants.
Lorsque Vladimir Poutine affirme que la Russie est menacée, ce n’est pas un «prétexte» : à tort ou à raison, les Russes se sentent réellement assiégés, et cela découle de cette histoire, ainsi que des interventions militaires en Afghanistan, en Irak et en Libye. Une conversation rapportée entre Poutine et le président du Kazakhstan résume tout. Ce dernier tente de convaincre Poutine que l’installation de bases américaines sur son territoire ne représenterait pas une menace pour la Russie, qui pourrait s’entendre avec les États-Unis. Avec un petit sourire triste, Poutine répond : «C’est exactement ce que disait Saddam Hussein !».
Encore une fois, je ne légitime en aucune manière la guerre, mais l’important n’est pas ce que je pense, ni ce que nous pensons. En Europe, nous sommes tous contre cette guerre. Mais il faut comprendre ce que pense Poutine, et surtout ce que pensent les Russes, ou du moins une grande partie d’entre eux.
Vous présentez la guerre de Poutine comme une conséquence de la politique occidentale. Mais le président russe ne nourrit-il pas une revanche contre l’Occident depuis toujours ?
Andreï MAKINE
J’ai vu Vladimir Poutine en 2001, peu après sa première élection. C’était un autre homme avec une voix presque timide. Il cherchait la compréhension des pays démocratiques. Je ne crois pas du tout qu’il ait eu déjà en tête un projet impérialiste, comme on le prétend aujourd’hui. Je le vois davantage comme un réactif que comme un idéologue.
À cette époque-là, le but du gouvernement russe était de s’arrimer au monde occidental. Il est idiot de croire que les Russes ont une nostalgie démesurée du goulag et du Politburo. Ils ont peut-être la nostalgie de la sécurité économique, de l’absence de chômage. De l’entente entre les peuples aussi : à l’université de Moscou, personne ne faisait la différence entre les étudiants russes, ukrainiens et ceux des autres républiques soviétiques…
Il y a eu une lune de miel entre la Russie et l’Europe, entre Poutine et l’Europe avant que le président russe ne prenne la posture de l’amant trahi. En 2001, Poutine est le premier chef d’État à proposer son aide à George W. Bush après les attentats du 11 septembre. Via ses bases en Asie centrale, la Russie facilite alors les opérations américaines dans cette région.
Mais, en 2002, les États-Unis sortent du traité ABM, qui limitait l’installation de boucliers antimissiles. La Russie proteste contre cette décision qui ne peut, d’après elle, que relancer la course aux armements. En 2003, les Américains annoncent une réorganisation de leurs forces, en direction de l’Est européen.
Poutine s’est durci à partir de 2004 lorsque les pays anciennement socialistes ont intégré l’Otan avant même d’intégrer l’Union européenne, comme s’il fallait devenir anti-russe pour être Européen.
Il a compris que l’Europe était vassalisée par les États-Unis. Puis il y a eu un véritable tournant en 2007 lorsqu’il a prononcé un discours à Munich en accusant les Américains de conserver les structures de l’Otan qui n’avaient plus lieu d’être et de vouloir un monde unipolaire. Or, en 2021, lorsqu’il arrive au pouvoir, Joe Biden ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare que «l’Amérique va de nouveau régir le monde».
On a le sentiment que vous renvoyez dos à dos les Occidentaux et les Russes. Dans cette guerre, c’est bien la Russie l’agresseur…
Andreï MAKINE
Je ne les renvoie pas dos à dos. Mais je regrette que l’on oppose une propagande européenne à une propagande russe. C’est, au contraire, le moment pour l’Europe de montrer sa différence, d’imposer un journalisme pluraliste qui ouvre le débat.
Lorsque j’étais enfant dans la Russie soviétique et qu’il n’y avait que la Pravda, je rêvais de la France pour la liberté d’expression, la liberté de la presse, la possibilité de lire différentes opinions dans différents journaux. La guerre porte un coup terrible à la liberté d’expression : en Russie, ce qui n’est guère surprenant, mais aussi en Occident. On dit que «la première victime de la guerre est toujours la vérité». C’est juste, mais j’aurais aimé que ce ne soit pas le cas en Europe, en France.
Comment peut-on prétendre défendre la démocratie en censurant des chaînes de télévision, des artistes, des livres ?
De mon point de vue, la fermeture de la chaîne RT France par Ursula von der Leyen, présidente non élue de la Commission européenne, est une erreur qui sera fatalement perçue par l’opinion comme une censure.
Comment ne pas être révolté par la déprogrammation du Bolchoï de l’Opéra Royal de Londres, l’annulation d’un cours consacré à Dostoïevski à Milan ? Comment peut-on prétendre défendre la démocratie en censurant des chaînes de télévision, des artistes, des livres ? C’est le meilleur moyen, pour les Européens, de nourrir le nationalisme russe, d’obtenir le résultat inverse de celui escompté. Il faudrait au contraire s’ouvrir à la Russie, notamment par le biais des Russes qui vivent en Europe et qui sont de manière évidente pro-européens. Comme le disait justement Dostoïevski : «chaque pierre dans cette Europe nous est chère».