Fabrizio Carboni de la Croix Rouge : « On ne peut pas nourrir deux millions de personnes avec des largages »

Publié le par FSC

SOURCE : Propos recueillis par Hélène Sallon
Le Monde du 05 mars 2024

 

Fabrizio Carboni, le directeur pour le Moyen-Orient du Comité international de la Croix-Rouge, appelle à une « désescalade » des hostilités dans la bande de Gaza et au respect des principes du droit humanitaire pour permettre de répondre à une crise d’une ampleur sans précédent.
Pour Fabrizio Carboni, directeur pour le Moyen-Orient du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), quand on en arrive à un tel expédient, les largages, c’est que la situation est vraiment désespérée.

Comment expliquer le drame qui a causé la mort de plus d’une centaine de Palestiniens à Gaza, le 29 février, lors d’une distribution alimentaire ? Une enquête est demandée alors que la responsabilité d’Israël est mise en cause pour des tirs sur la foule et la pénurie de nourriture dans l’enclave assiégée.

Fabrizio Carboni


C’est un drame de plus dans une crise humanitaire qui semble être sans fin et sans fond. Un drame qui illustre cette crise. Toutes les parties ont toujours une raison, une excuse mais, au bout du compte, ce sont les civils qui en paient le prix et qui n’ont pas accès aux services essentiels. Au-delà du nombre de morts, de personnes séquestrées à Gaza et de personnes détenues par Israël, le pire dans cette crise est que même la douleur humaine est politisée. On n’arrive plus à dire qu’il y a pourtant un espace qui est hors de la politique, celui de l’humanitaire et que cet espace-là ne devrait pas être politisé, militarisé.



Y a-t-il un risque de famine dans la bande de Gaza ?

Fabrizio Carboni


Il y a des situations de malnutrition. Les gens ne mangent pas à leur faim. C’est toujours difficile de savoir si ce sont des histoires particulières ou si elles reflètent une situation plus globale. Autour de nos bureaux dans la bande de Gaza, on voit des enfants livrés à eux-mêmes. Tout ce qui est organique est ingéré parce que c’est une source de calories. C’est terrible. Ce que le CICR a réussi à faire entrer à Gaza est totalement insuffisant. Il y a aujourd’hui un débat sur l’entrée de trois, dix ou vingt camions, mais les besoins sont infiniment supérieurs.


Il faut au minimum une désescalade des hostilités et remettre au centre certains principes humanitaires. La beauté du concept du droit des conflits armés et de l’humanitaire, quand il a été formalisé dans les conventions de Genève en 1949, était que la règle humanitaire n’était pas conditionnée à des considérations politiques ou militaires. Le deuxième concept fondateur est l’absence de réciprocité. Ce n’est pas parce que tu tues mes civils que je vais tuer les tiens. Tout cela est complètement balayé. Je ne sais pas comment rebondir après cela. Au CICR, nous continuons de manière persistante à mettre ces règles en avant mais, au bout du compte, ce sont les Etats et les parties au conflit qui les appliquent.



Les humanitaires estiment que la coordination ne fonctionne pas avec l’armée israélienne. Pourquoi ?

Fabrizio Carboni


Parce que la priorité est donnée aux activités militaires plutôt qu’humanitaires. Il y a aussi le brouillard de la guerre. Comme la bande de Gaza est densément peuplée, que les gens ne peuvent pas fuir et que la violence a lieu sur l’ensemble du territoire, nous travaillons sur un champ de bataille, ce qui n’est pas le propre du travail humanitaire.

Le nombre d’humanitaires qui ont été tués est sans précédent.
Tout mouvement hors de notre bureau, même des petites distances, est coordonné avec l’armée israélienne. L’enjeu est de mettre en place une coordination qui permette la sécurité de nos équipes et des civils qui veulent accéder à nos services. Mais le niveau de violences, d’hostilité et de destruction est tel, ainsi que l’effondrement de l’ordre public, qu’il n’y a plus le minimum de sécurité. Il faut au moins une désescalade dans le niveau de la force car nous, on n’arrive plus à faire face.



Quels sont vos interlocuteurs aujourd’hui dans la bande de Gaza ?

Fabrizio Carboni


Le niveau de déliquescence des structures locales à Gaza est tel qu’il est difficile de répondre. C’est en fonction de ce qui se passe, de ce qui nous entoure ou de qui nous interpelle. La situation est vraiment chaotique. Par exemple, nos équipes chirurgicales sont présentes dans l’hôpital européen près de Khan Younès en lien avec les équipes qui sont dans l’hôpital. L’action humanitaire est chaotique par essence car on travaille dans des environnements dysfonctionnels mais j’ai rarement vu une situation qui l’est à ce point.



Les largages d’aide humanitaire peuvent-ils être une réponse ?

Fabrizio Carboni


En désespoir de cause, oui, mais ce n’est pas cela qui va remplacer l’absence d’eau, d’électricité, de fioul. On ne peut pas nourrir deux millions de personnes avec des largages. Quand on en arrive à un tel expédient, c’est que la situation est vraiment désespérée.


Il suffit de voir les images de ces parachutes noirs avec ces caisses qui arrivent, ces gens qui courent. Je pense à eux : c’est humiliant. La dignité est la seule chose qui reste quand on perd tous ses repères, quand on ne peut plus protéger ses enfants. Là, on n’y arrive plus. C’est dramatique pour toutes les personnes qui sont à Gaza, y compris les otages israéliens.



Le CICR a été critiqué par les deux parties pour ne pas en faire assez ni pour les otages israéliens ni pour les détenus palestiniens en Israël. Comment appréhendez-vous les négociations actuelles pour une trêve et de nouveaux échanges ?

Fabrizio Carboni


Concernant les otages, de notre point de vue, il n’y a rien à négocier. Une prise d’otage est illégale. Il faut libérer les otages. Le cas échéant, il faut donner accès aux otages et au minimum, donner des preuves de vie.
J’entends la frustration du public par rapport au rôle du CICR sur cette libération d’otages, mais à chacun ses responsabilités. Cette frustration doit être dirigée vers les acteurs étatiques et les parties au conflit qui ont la décision en main, non vers nous. Aucun espace ne nous est laissé. Une fois qu’un accord sera trouvé entre les parties, nous jouerons notre rôle. Les attaques contre le CICR sont un élément de la guerre médiatique, un phénomène qui s’amplifie. Toute cette sphère de désinformation est incroyable.


Nous avons des collègues qui risquent leur vie au quotidien à Gaza, notamment en raison de cela. S’il y a un accord, que nous sommes à nouveau impliqués dans ces libérations, la sécurité va être extrêmement problématique. C’est vrai pour les otages mais aussi pour les éventuels prisonniers palestiniens qui seront libérés : nous allons devoir opérer dans un environnement extrêmement tendu et dangereux. Comme toujours, les humanitaires sont des cibles faciles et nous serons au milieu du jeu politique qui pourra avoir lieu. Je le déplore.

 

Les responsables israéliens menacent de lancer une offensive sur Rafah. Pensez-vous possible, comme l’exige a minima la communauté internationale, la mise en place par Israël d’un plan pour évacuer et protéger le 1,3 million de Palestiniens qui y sont déplacés ?

Fabrizio Carboni


En tant que CICR, nous n’avons vu aucun plan. Au vu du déroulement des cinq premiers mois de cette guerre, il est difficile d’envisager un plan qui puisse protéger la population civile à Rafah et l’évacuer. Vers où ?
La règle en droit international humanitaire est claire : on peut déplacer des populations pour leur propre sécurité. Simplement, il faut aussi s’assurer que les personnes déplacées reçoivent l’assistance humanitaire nécessaire. Il faut que le déplacement puisse avoir lieu dans des conditions de sécurité et de dignité acceptables.


Est-ce possible ? Nous sommes dubitatifs. Israël, aujourd’hui la puissance occupante à Gaza, a des obligations vis-à-vis de cela. Mettre en œuvre ces règles paraît extrêmement difficile et jusqu’à présent, la manière dont cela a été effectué n’a pas toujours été concluante. J’espère que nous n’en arriverons pas là.
 

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Agence France Presse du 06 mars 2024 
L'armée israélienne bloque un convoi humanitaire


Un convoi de nourriture du Programme alimentaire mondial (PAM) a été bloqué mardi 05 mars par l’armée israélienne à l’intérieur de la bande de Gaza puis pillé par « une foule désespérée », a indiqué l’agence onusienne.
Selon le PAM, 14 camions transportant environ 200 tonnes de nourriture faisaient route vers le nord du territoire, pour la première fois depuis que l’agence y a suspendu ses livraisons le 20 février, lorsque le convoi a été arrêté à un checkpoint de l’armée israélienne.
Après trois heures d’attente à ce checkpoint de Wadi Gaza, dans le centre du territoire, le convoi a été contraint de rebrousser chemin, a indiqué l’agence, dont le siège est à Rome, dans un communiqué.
Les camions ont ensuite été pillés par « une foule désespérée qui s’est emparée du chargement », a-t-elle ajouté, sans préciser l’endroit exact de cet incident.
Selon l’ONU, la famine est « quasiment inévitable » pour 2,2 des 2,4 millions d’habitants de Gaza.

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