En Cisjordanie, les bergers palestiniens chassés de leurs terres par les colons
Par Samuel Forey
Le Monde du 14 juin 2024
En huit mois de guerre à Gaza, une vingtaine de communautés bédouines ont été déplacées de force par des extrémistes juifs désireux de s’emparer de leurs pâturages. Un nettoyage ethnique à petits feux, conduit avec l’assentiment tacite des autorités.
Six mois après, le souvenir de la soirée du 28 novembre 2023 hante encore Jamal Mleihat. Alors qu’un vent glacial balayait la vallée du Jourdain, une dizaine de colons juifs ont fait irruption dans son village de Muarrajat-Est, ont volé ses moutons, puis pénétré dans sa maison où se reposait sa famille, avec son petit dernier, âgé de quelque 40 jours. Ils ont menacé ses proches et frappé sa femme. « Puis ils sont allés dans d’autres maisons, à la recherche d’autres moutons. Ils nous en ont pris une quarantaine. C’était une nuit d’horreur. On avait peur des colons avant le 7 octobre [2023]. Maintenant, c’est encore pire. Ils sont armés. Et la police laisse faire », dénonce le père de famille, âgé de 42 ans.
La descente des colons est-elle le signe annonciateur d’un nouvel exil pour cette communauté de bergers, issue de la tribu Kaabneh ? Ces Bédouins ont été expulsés une première fois de leurs terres, au sud de Hébron, lors de la Nakba, l’exode forcé de 700 000 Palestiniens au moment de la création d’Israël, en 1948. Ils se sont réinstallés dans la vallée du Jourdain et sur ses hauteurs, alors placées sous le contrôle du royaume de Jordanie. Les Mleihat, une branche des Kaabneh, se sont établis à flanc de montagne, sur un site baptisé Muarrajat (« zigzags », en arabe), qui est divisé en deux parties – Muarrajat-Centre et Muarrajat-Est – et traversé par la route 449, reliant l’est de Ramallah à la plaine du Jourdain.
Leur existence est précaire. Muarrajat-Est abrite 70 à 80 familles, soit 600 à 700 personnes. Le hameau, constitué de bicoques en tôle, est situé dans les soixante pour cent de la Cisjordanie qui sont classés zone C. Ce label désigne les terres restées sous contrôle israélien après les accords d’Oslo, contrairement aux zones A et B, où l’Autorité palestinienne dispose de quelques pouvoirs. Conséquence de ce zonage, les Mleihat ont l’interdiction de construire des habitations pérennes, sous peine de recevoir un ordre de démolition.
Muarrajat-Est est pris en étau par des colonies. En contrebas de la montagne, il y a Mevoot Yericho – la porte de Jéricho, en hébreu, un ancien avant-poste, construit en 1999, longtemps illégal au regard du droit israélien, jusqu’à sa reconnaissance en 2019 par le gouvernement. En surplomb, caché derrière un lacet de la route 449, il y a une colonie encore sauvage avec pour chef un certain Zohar Sabah, un jeune colon aux cheveux longs.
Colons intégrés à la défense locale
Au début, celui-ci s’est montré respectueux, semblant copier le mode de vie des Bédouins, tout comme Gabriel Nakache, le chef de la sécurité de Mevoot Yericho. « Quand je pense que Gabriel venait prendre le thé ici, avec sa fille dans les bras, il y a quelques années », fulmine Souleiman Mleihat, 38 ans, un membre de la communauté, qui s’est fait voler une vingtaine d’ovins, fin mai.
En bon stratège, Zohar Sabah a procédé par étapes. Il a d’abord obligé ses voisins bédouins à respecter des zones de pâturage, alors que, jusque-là, leurs moutons paissaient où ils voulaient. Puis il a progressivement réduit la surface de ces zones, forçant les éleveurs à acheter du fourrage pour nourrir leurs bêtes. Leurs plaintes auprès de l’armée sont restées lettre morte.
Zohar Sabah n’est pas seul. Il fait partie d’un réseau de colons violents, avec Neria Ben Pazi, âgé de 30 ans, qui a contribué à créer au moins quatre avant-postes. Les deux sont passés par la colonie de Kochav HaShahar, située sur les crêtes, non loin de la route Allon, un axe d’une trentaine de kilomètres tracé après la conquête de la Cisjordanie par Israël en 1967 pour consolider l’emprise de l’Etat hébreu sur la vallée du Jourdain. « Kochav HaShahar est l’une des colonies les plus violentes de Cisjordanie. Ses membres sèment la terreur dans toute la région », dit Dror Etkes, chercheur pour l’organisation israélienne Kerem Navot, qui surveille l’avancée de la colonisation en Cisjordanie.
Le 7 octobre 2023, le Hamas massacre en une journée quelque 1 200 Israéliens, plus que le total des morts de la seconde Intifada (2000-2005). Les violences perpétrées par les colons contre les Palestiniens de Cisjordanie montent aussitôt en flèche. L’armée les équipe de fusils d’assaut, voire les intègre à la défense locale – c’est le cas de Zohar Sabah, qui a été mobilisé et a fait son service sur place. Conséquence immédiate, le long de la route 449, les communautés bédouines isolées se dépeuplent.
Terroriser les enfants
Muarrajat-Est, la plus grande et la plus proche de Jéricho, tient encore. Mais dès le 7 octobre 2023, des colons armés sont venus arracher le drapeau palestinien qui flottait dans l’enceinte de l’école. Depuis ce jour, les provocations et les agressions se sont enchaînées : barrage routier, parade au milieu du village, jets de pierres sur les maisonnettes, etc. Des colons, peut être inspirés par des films d’épouvante, ont même creusé de fausses tombes à côté de l’école. Ils ont aussi volé des peluches dans l’établissement, les ont peinturlurées de rouge et les ont pendues à l’entrée, pour terroriser les enfants.
« Les colons n’attaquent pas forcément, mais multiplient les démonstrations de force et les provocations. Ils peuvent aussi arrêter les Palestiniens, parfois de façon complètement arbitraire, puis les emmener dans des bases militaires où ils peuvent être torturés, pour ensuite être relâchés au milieu de nulle part. Avec ce type de méthodes, Israël peut vider des villages entiers sans avoir à utiliser de bulldozers. Il ne s’agit pas de tuer des gens, juste de les empêcher de vivre », raconte Eran Maoz, 23 ans, un militant juif antisioniste, familier de ces communautés pastorales.
L’ONG israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem observe de près ce nettoyage ethnique à petits feux et bas bruit. Depuis le début de la guerre à Gaza, elle a recensé le déplacement forcé de dix-huit hameaux bédouins de l’est de Ramallah — et de cinq autres dans les collines du sud de Hébron. Seules trois communautés, les plus importantes, résistent encore, selon Dror Etkes : Muarrajat-Est, Ras Ein Al-Auja et Maghayir Al-Deir.
Les autorités israéliennes ferment les yeux sur les exactions des colons. Après l’attaque du 28 novembre 2023, l’armée s’est contentée de confisquer l’arme de Zohar Sabah. Neria Ben Pazi a été simplement expulsé de Cisjordanie, alors que ses agissements ont été assimilés à de la torture, ce qui a conduit la France et les Etats-Unis à le placer sous sanctions. « Le 12 octobre 2023, il a participé à une violente attaque à Wadi Al-Seeq, lors de laquelle des Palestiniens ont été violemment battus, menottés et photographiés en sous-vêtements. Des colons ont uriné et éteint des cigarettes sur eux », indique le registre national des avoirs gelés, sur le site du ministère français de l’économie.
« Une nouvelle Nakba »
L’homme s’est exprimé dans une longue interview au média de droite pro-colons Makor Rishon, publiée en février 2024. Il a grandi dans l’ancienne colonie de Kfar Darom, située dans la bande de Gaza. Après le retrait israélien de cette enclave, en 2005, sa famille s’est installée en Cisjordanie. En échec scolaire, errant d’une yeshiva (école religieuse juive) à l’autre, il a réalisé que la saisie des pâturages constituait un efficace levier d’expulsion des populations rurales palestiniennes. Il raconte comment cette tactique a reçu, en coulisses, le soutien de hauts gradés de l’armée israélienne, dont le colonel Yonatan Steinberg, commandant de la brigade Nahal, tué le 7 octobre 2023 près de la frontière avec la bande de Gaza, alors qu’il participait à la contre-attaque.
Selon Dror Etkes, le point de rupture survient lorsque les colons surgissent au domicile même des éleveurs. Un type d’action utilisé notamment dans le village de Ras Al-Tin, sur les crêtes au nord de Muarrajat, qui a été évacué à l’été 2022 : « Etre attaqué dans sa propre maison est quelque chose que ces gens ne supportent pas. Ils se sentent violés dans leur intimité. La situation n’a jamais été aussi grave. Pendant des années, à cause de la pression internationale, l’Etat n’a pas réussi à expulser ces communautés. Mais en quelques semaines, quelques mois, les colons l’ont fait. Avec le gouvernement actuel, leur marge de manœuvre est sans précédent. »
Deux des principales figures de l’exécutif, le ministre des finances, Bezalel Smotrich, et celui de la sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, sont des leaders de la frange suprémaciste et violente du mouvement des colonies. « L’Etat israélien est aux mains de ces colons extrémistes. Je ne sais pas combien de temps on va pouvoir tenir. On n’a nulle part où aller. C’est une nouvelle Nakba pour nous », reprend Souleiman Mleihat.
Soudain, une voiture de l’armée surgit. Le villageois parle à l’officier. Il demande le démantèlement d’une petite structure, aménagée en contrebas de Muarrajat-Est il y a quelques mois par des colons – un espace d’à peine 30 mètres carrés, planté d’oliviers et entouré par une clôture. L’officier écoute poliment, puis repart. Eran Maoz, le militant israélien, regarde les arbres : « C’est comme ça que ça commence. Dans quelques années, il y aura peut-être une dizaine de maisons, avec l’électricité et l’eau courante. » Et Muarrajat-Est aura peut-être disparu.