Le photographe palestinien Motaz Azaiza, témoin capital de ­l’enfer à Gaza

Publié le par FSC

Par Madjid Zerrouky
Le Monde du 14 juin 2024

 

       Le photojournaliste palestinien Motaz Azaiza, le 5 juin 2024, à Paris. IORGIS MATYASSY POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

 

Au péril de sa vie, cet autodidacte a documenté les conséquences des bombardements israéliens sur sa ville, en représailles aux attaques terroristes du Hamas du 7 octobre. Aujourd’hui en exil, il vient de se voir décerner le prix Liberté à Caen.

« Je devrais être ­heureux, je ne le suis pas. Mais j’ai pu représenter mon pays et parler de la souffrance de mon peuple. Tout le monde essaie de faire de son mieux », expose le 5 juin Motaz Azaiza. La voix est douce, mais fatiguée. Si le corps est à Paris, où il est de passage, l’esprit est toujours à Gaza. Lunettes carrées et cheveux en brosse coupés courts, il est l’un des visages les plus connus de l’enclave palestinienne.

D’octobre 2023 à janvier 2024, le jeune homme de 25 ans aux dix-huit millions de followers sur le réseau social Instagram a documenté en temps réel l’agonie de Gaza. Il n’a cessé de filmer et de poster les images des victimes des bombardements, les déplacements des habitants et la catastrophe humanitaire qui s’est abattue sur l’étroite bande de terre, ravagée par la guerre lancée par Israël en réponse aux massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023. Ses images, brutes, tranchent avec sa voix, posée. Il s’exprime en anglais, la langue qu’il a étudiée à l’université Al-Azhar de Gaza.

Son travail a été récompensé, le 4 juin, par le prix Liberté, à Caen. Créé en 2019 par la région Normandie avec l’Institut international des droits de l’homme et de la paix, celui-ci distingue une ­personne ou une organisation engagée dans la défense des libertés. Cette année, 14 265 jeunes issus de 116 pays ont participé au vote. Fin octobre, Motaz Azaiza a photographié une jeune fille bloquée sous les décombres d’une maison du camp de réfugiés de Nousseirat après une frappe aérienne israélienne, le visage éclairé par la lampe torche d’un secouriste de la défense civile.

L’image a été sélectionnée parmi les dix photos de l’année 2023 par le magazine Time. Il a aussi été désigné homme de l’année par l’édition Moyen-Orient du magazine GQ. « J’ai des sentiments partagés. Je vois bien que l’image de la Palestine a évolué en Europe. Ce qui contribue à sensibiliser les jeunes générations. Mais tout ce que je souhaite, c’est que cette guerre s’arrête. »

Dernière scène d’adieu


Lui a dû prendre le chemin de l’exil. Début décembre, alors que ­l’armée israélienne encercle son quartier, il prévient que c’est la fin. « C’est désormais une question de vie ou de mort. J’ai fait ce que j’ai pu. Nous sommes encerclés. La période où l’on risque sa vie pour témoigner est terminée. Celle de la survie a débuté. Rappelez-vous que nous ne sommes pas que des contenus [de réseaux sociaux] à partager, nous sommes une nation qui se fait tuer », publie-t-il.

Le 23 janvier, Motaz Azaiza annonce son évacuation au Qatar : « C’est la dernière fois que vous me voyez avec ce gilet lourd et puant. » Il poste une dernière scène d’adieu, partagée plus de vingt millions de fois. « Je suis désolé », dit-il ému, en retirant son gilet pare-balles siglé « presse » avant d’enlacer une demi-douzaine de ses confrères restés sur place. Ces jeunes reporters, souvent autodidactes, sont les principaux pourvoyeurs d’images issues de la bande de Gaza, alors qu’Israël interdit tout accès au ­territoire palestinien aux journalistes étrangers. « Nous étions une petite famille se retrouvant tous les soirs à 21 heures sur mon balcon. Nous nous connaissions avant cette guerre, mais ce malheur nous a beaucoup rapprochés », raconte-t-il avec nostalgie quatre mois plus tard.

Devenir photojournaliste, Motaz Azaiza en rêvait depuis l’adolescence. Mais cet enfant de « la classe moyenne gazaouie » n’avait pas les moyens de s’offrir un appareil photo. « Comme la plupart des gens à Gaza, la situation financière de ma famille n’était pas toujours très bonne, raconte-t-il. C’est un cousin, parti vivre aux Etats-Unis, qui m’a payé mon premier appareil. » Motaz Azaiza cherche alors à « faire de jolies photographies » de sa ville, « mais, un jour, les guerres se sont invitées », souligne-t-il.

En 2014, 2020, 2021, 2022, les opérations israéliennes s’enchaînent, en représailles notamment à des tirs de roquettes. Lui pense naïvement embrasser, à peine adolescent, une carrière de reporter de guerre. « Je me disais que je pouvais prendre des photos, puis les vendre à des journaux. Mais il y avait beaucoup de professionnels et de photographes sur le terrain ! J’ai donc couvert ces premières guerres sur mes réseaux sociaux, en me disant que je faisais ma part du job en témoignant. »

« Je n’étais pas là pour exprimer mon opinion »


Ses photos se font remarquer une première fois lors des onze jours d’affrontements entre Israël et le Hamas en 2021. Un an plus tard, il décroche un emploi à Gaza, à l’UNRWA, l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, où il produit des images pour des campagnes de levées de fonds « à destination des citoyens américains ». Mais sa vie bascule à l’automne, aux premières lueurs du matin du 7 octobre. « J’avais du travail. Je suis allé me coucher vers 4 heures et, soudain, des roquettes ont envahi le ciel. »

Précédée par le tir de plusieurs milliers de projectiles, l’attaque du Hamas débute. Il pressent très vite que ce conflit va être différent. « J’ai dit à ma mère : “Ça ne va pas être bon, ça ne va vraiment pas être bon”. » En représailles, les premières incursions terrestres de l’armée israélienne s’arrêtent au pas de leur porte. « Les chars ont atteint le début de ma rue sans y entrer. Mais mon quartier de Deir Al-Balah a été lourdement bombardé. » Le jeune homme parcourt alors le territoire avec son appareil photo et une caméra pour « documenter la guerre ». « J’ai passé un mois à travailler sans rentrer chez moi. Parce que j’avais peur d’être pris pour cible. »

« Au fil des jours, nous sommes devenus un danger pour nos proches et pour la population », explique Motaz Azaiza, alors que journalistes et employés des médias palestiniens tombent sous les tirs – 108 sont morts selon le Committee to Protect Journalists (CPJ). Il décrit la peur qui s’installe chez les habitants à leur contact : les regards se détournent, des témoins s’écartent, des chauffeurs de taxi refusent de les prendre en course, des commerçants refusent de les laisser charger leurs batteries de téléphones… « Nos gilets “presse” sont devenus un repoussoir. Ils n’ont pas empêché qu’on se fasse tirer dessus », précise-t-il.

En novembre, il reçoit pour la ­première fois l’appel d’un officier israélien, qui affirme l’avoir vu quelques instants plus tôt – « L’endroit qu’il m’a désigné correspondait » – et lui ordonne de dénoncer, et de publier, des images des massacres du Hamas le 7 octobre. L’alerte est sérieuse. « Sauf que je photographiais et filmais ce que je voyais sur le terrain, réplique celui qui a perdu vingt-cinq membres de sa famille sous les bombardements. Je n’étais pas là pour exprimer mon opinion. Je filmais tout. »

Quelques jours avant que Motaz Azaiza ne reçoive son prix à Caen, une vingtaine de députés français de la majorité présidentielle fustigent un choix « incompréhensible et inapproprié », lui reprochant, entre autres, une « apologie des actes atroces et barbares du 7 octobre (…) et de propager des fake news pour discréditer les soldats israéliens ».

Le photographe qualifie ces accusations d’« insultes » – « je suis bien placé pour être contre les attaques contre les civils », soupire-t-il. Il réfute toute proximité avec le groupe islamiste. Même s’il n’élude pas la question de sa présence et de son poids : « Le Hamas fait partie de la société palestinienne. Vous ne pouvez pas l’ignorer. Israël a par ailleurs permis que de l’argent lui parvienne ces dernières années et l’a financé », lâche-t-il. Le 7 octobre, il se souvient s’être fait une réflexion avec ses proches : « Une guerre entre ces deux-là [le Hamas et Israël], c’est le pire qui puisse nous arriver. »

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