« Ma mère me raconte qu’ils souhaitent mourir pour échapper à ce quotidien apocalyptique », témoigne l’ambassadrice de Palestine, Hala Abou Hassira
L'Humanité du 14 juin 2024
L’ambassadrice de Palestine, Hala Abou Hassira,
revient sur l’état apocalyptique du territoire de la bande de Gaza après huit mois de frappes israéliennes. Un territoire où elle est née et où une partie de sa famille réside. Avec 37 000 morts, un cessez-le-feu reste prioritaire.
Née à Gaza, où une partie de sa famille demeure, Hala Abou Hassira, la représentante en France de l’Autorité palestinienne depuis deux ans, a reçu « l’Humanité magazine » à l’ambassade. Son émotion est forte devant ce drame qui dure depuis huit mois. Il l’a touchée directement avec la mort d’une soixantaine de membres de sa famille dans les bombardements israéliens.
Une partie de votre famille vit dans la bande Gaza. Au bout de huit mois, comment décririez-vous le quotidien des deux millions de Palestiniens ?
Hala Abou Hassira
Ils tentent de survivre (sa voix s’arrête un long moment – NDLR). La plupart des frappes interviennent la nuit. Les conséquences sont dramatiques car les habitants ne dorment plus. La nuit est synonyme de terreur pour les enfants, les femmes, les personnes âgées. Tous ont peur de fermer les yeux et de ne pas se réveiller.
C’est l’angoisse des parents, qui restent démunis pour protéger leurs enfants de la mort. Ma famille me racontait qu’ils comptaient chaque seconde qui les séparait du jour et de la fin des frappes. Imaginez les conséquences sur les individus.
La journée s’avère une autre bataille. Il faut trouver de quoi manger et de quoi boire. Face à la famine, les 2 millions d’habitants ont mangé la nourriture des animaux, les restes, le sable, tout ce qui est possible. Les enfants mettent des cailloux sur le ventre pour ne pas sentir la faim. Israël a coupé la communication dans la bande de Gaza et avec l’extérieur. Les Gazaouis ne sont pas au courant de ce qui se passe dans les autres villes de l’enclave et entre quartiers. Ils ne savent pas où ça bombarde. Ils attendent juste leur tour.
À chaque échange, on fait des adieux. Ils sont tellement usés que ma mère me racontait qu’ils souhaitaient mourir pour échapper à ce quotidien apocalyptique (elle fait une pause sous le coup de l’émotion – NDLR).
L’ensemble des 2,3 millions d’habitants a fui en moyenne sept fois pour échapper aux zones bombardées et visées par les opérations militaires. Les membres de ma famille ont quitté le nord pour le centre et l’inconnu sous les bombes. Ils se sont réfugiés dans un appartement de 50 m2 pour 32 personnes… L’eau et l’électricité étaient coupées. Ils n’avaient rien à manger et à boire. Durant quatre jours, les enfants n’ont pas eu accès à l’eau.
Au bout d’une semaine, le bas de leur immeuble a été bombardé : une boulangerie. Face au danger, ils sont retournés chez eux, dans la ville de Gaza. Mais le premier siège de l’hôpital Al-Shifa a débuté avec les tanks déployés, les tirs, l’armée… Ils ont été à nouveau forcés à l’exil en traversant les rues de Gaza, envahi par les militaires israéliens et les chars, avec les mains levées et sans aucun bagage pour éviter tout risque. Ils ont réussi à rejoindre le sud de l’enclave, où une nouvelle bataille a commencé : trouver un lieu de refuge.
Au final, ils se sont regroupés sous une tente. Tous les Gazaouis subissent le même quotidien depuis huit mois. Au rythme des déplacements forcés par les autorités israéliennes, 80 % de la population palestinienne se sont regroupées sur 20 % du territoire, à Rafah. Pire, les endroits sûrs désignés par Israël à Rafah dans l’ouest de la ville ont été bombardés. Les carnages continuent en toute impunité. Les autorités israéliennes bafouent chaque article du droit international et du droit humanitaire.
Les mobilisations internationales, les combats de solidarité, les actes de reconnaissance, les condamnations à l’encontre des autorités israéliennes… pour les Palestiniens de Gaza, quand ils arrivent à se connecter et l’apprennent, cela leur donne un motif d’espoir. Ils se sentent moins seuls et moins isolés. Les articles de « l’Humanité » illustrent cette solidarité qui leur rend une forme de dignité.
Après huit mois, quel est votre regard sur Gaza, les crimes et l’inaction des dirigeants occidentaux ?
Hala Abou Hassira
Personne ne pouvait imaginer que les crimes commis par l’armée israélienne, ces crimes contre l’humanité, pourraient durer. Le gouvernement israélien ne souhaite pas s’arrêter avant plusieurs mois. Jamais on n’aurait cru que de telles atrocités, de telles horreurs s’inscrivent dans le temps avec le degré de documentation et de diffusion que l’on possède.
Depuis huit mois, les images d’horreur s’accumulent : des enfants écrasés sous les décombres, brûlés dans leur sommeil comme à Rafah, ou décapités. Je suis hantée par ces photos et les cris des mères (elle s’arrête, avant de reprendre avec une voix de plus en plus tremblante – NDLR).
C’est très difficile de parler calmement de ces crimes qui se déroulent sous nos yeux. Il s’agit de notre responsabilité et de notre devoir moral de relayer la voix des femmes, des enfants et des civils en général qui tentent de survivre à l’enfer. Le bilan est catastrophique avec 37 000 Palestiniens assassinés : 70 % sont des femmes et des enfants. Plus de 82 000 blessés. Et 2,3 millions de Palestiniens condamnés à mort.
Car Israël a délibérément détruit toute source de vie dans l’enclave en commençant par les hôpitaux. Plus aucun n’est fonctionnel. Les médecins et les équipes ont été tués ou torturés. Tout le secteur de santé est à l’arrêt. Sur les 82 000 blessés, le danger de mort imminente est réel avec des risques d’infection. On ampute aujourd’hui, sans anesthésie, par terre, car on ne peut plus soigner.
Les routes sont détruites, ce qui empêche les secours de travailler. Les écoles et les universités ont été visées alors que l’éducation fait partie des priorités. Car la colonisation israélienne nie notre histoire, notre identité, notre existence. Israël a voulu détruire cette richesse palestinienne et nous condamner à l’ignorance sur plusieurs générations.
Est-ce l’une des pires périodes depuis soixante-seize ans et la Nakba ?
Hala Abou Hassira
Il ne faut pas minimiser la Nakba. Énormément de massacres ont eu lieu à cette époque : 530 villages ont été rasés avec pour objectif d’obliger la population à fuir, exactement comme à Gaza. Les Palestiniens ont imaginé partir pour une quinzaine de jours. Ils n’ont jamais regagné leur habitation. Au total, il y a 6,6 millions de réfugiés qui attendent leur retour et de voir concrétisé leur droit inaliénable à rentrer chez eux.
À Gaza, dès les premiers jours, les déclarations des autorités israéliennes constituent à nos yeux les éléments fondamentaux du crime de génocide en annonçant l’anéantissement du peuple palestinien. Et pour les survivants, c’est l’expulsion forcée. Cette volonté explique les destructions systématiques pour rendre l’enclave palestinienne inhabitable. Que vont devenir les Gazaouis ? Ils n’ont ni maisons, ni hôpitaux, ni écoles, ni routes, ni pharmacies, ni boulangeries…
Pour nous, ces crimes flagrants sont sans précédent, dans la mesure où ils sont assumés par tous les hauts responsables israéliens. Le droit international a été écrit après l’Holocauste, pour éviter toute répétition des horreurs de la Seconde Guerre mondiale et l’extermination d’un peuple. L’objectif était de protéger l’humain de la récurrence de ces crimes atroces. Aujourd’hui, ils se répètent, et cela remet en cause le droit à l’existence contenu dans ces textes.
La Convention internationale pour la prévention de crime de génocide vise bien à empêcher et à prévenir, comme l’indique son titre. Je constate donc que l’existence du droit international est mise à l’épreuve. Trop de vies humaines sont perdues.
Je crains le traumatisme collectif qui va en ressortir, pour toute une population et les générations à venir. Quand l’agression cessera, dans quel état psychologique seront les habitants ? Je suis fière de la résilience. Nous tenons grâce à la foi inébranlable en notre droit, en notre souveraineté, au droit international.
Qu’attendez-vous des principales puissances et du Conseil de sécurité de l’ONU ?
Hala Abou Hassira
La priorité demeure un cessez-le-feu pour arrêter les destructions et la famine. Depuis huit mois, les marchandises rentrent au compte-goutte à Gaza et ne permettent de répondre qu’à 4 % des besoins de la population. Devant de tels crimes, le procureur de la CPI a décidé d’émettre un mandat d’arrêt contre Benyamin Netanyahou et certains membres de son gouvernement en se basant sur leurs déclarations – ils affirmaient causer une famine délibérément contre la population civile.
Nous attendons également le respect des droits fondamentaux des Palestiniens. Ils sont bafoués et violés dans l’ensemble du territoire palestinien occupé, où on subit le terrorisme des colons et de l’armée israélienne en Cisjordanie et une politique générale de nettoyage ethnique. Je déplore l’inaction et la lâcheté des dirigeants d’une partie de la communauté internationale qui n’ont pas mis un terme à cette injustice.
Nous attendons toujours un réveil des grandes puissances. Le monde entier soutient le peuple palestinien, comme l’illustrent les votes à l’Assemblée générale de l’ONU. En mai, la reconnaissance de l’État de Palestine a été largement adoptée par 143 voix, contre 9 (Argentine, États-Unis, Hongrie, Israël, Micronésie, Nauru, Palaos, Papouasie-Nouvelle-Guinée et République tchèque – NDLR) et 25 abstentions.
Pour nous, la communauté internationale n’est pas cohérente avec les valeurs qu’elle prône. La communauté des nations adhérente à la charte de l’ONU et à l’ensemble des conventions internationales, dont celle de Genève, doit prendre ses responsabilités. Sinon, cela signera la fin d’une ère et de ses valeurs. Celles-ci sont mises en avant à juste titre en Ukraine, mais elles ne sont pas appliquées pour les Palestiniens.
Et les États accordent une exception à Israël quant aux règles internationales. C’est un moment crucial pour l’ONU, le Conseil de sécurité et le système international multilatéral. Il n’y a de garantie ni de paix, ni de sécurité. La cause palestinienne demeure une question centrale du monde entier. Les États doivent prendre leurs responsabilités pour appliquer le droit et les conventions. Les outils existent, avec des sanctions contre les États qui ne les respectent pas. La Russie a été sanctionnée, Israël doit l’être également. La vie d’un Palestinien vaut celle d’un Ukrainien.
La reconnaissance de l‘État de Palestine par l’Espagne, l’Irlande et la Norvège peut-elle constituer une première victoire ?
Hala Abou Hassira
Il s’agit d’une victoire pour le droit à la reconnaissance du peuple palestinien d’exercer son droit inaliénable à l’autodétermination. C’est aussi une victoire pour le droit international qui donne aux Palestiniens ce droit à la liberté, à l’indépendance, à la dignité et à l’existence. À cet égard, j’invite les pays qui ne l’ont pas encore fait à le faire, avec l’objectif de protéger la solution à deux États.
Le monde entier a reconnu un État, mais il n’a pas encore reconnu l’autre État. Aujourd’hui, les autorités israéliennes bafouent cette solution en menaçant l’existence d’un État palestinien. Les députés ont voté récemment une loi à la Knesset contre la création de l’État palestinien.
Israël avait voté, en 2018, la loi État-nation, qui donne le droit à l’autodétermination dans la Palestine historique exclusivement au peuple juif, qui prône la colonisation comme une valeur nationale. C’est le moment pour les pays qui ne l’ont pas encore fait, en particulier la France, de rendre justice au peuple palestinien.
Qu’attendez-vous des autorités françaises, qui tardent à reconnaître l’État de Palestine ?
Hala Abou Hassira
La France a pris des positions que nous saluons. Nous n’arrêtons pas de saluer les différents votes de la France au Conseil de sécurité, à l’Assemblée générale, en faveur de la reconnaissance de l’État de Palestine. La France a demandé un cessez-le-feu et que les vies civiles soient épargnées.
Le peuple palestinien attend que le soutien de la France se concrétise par la reconnaissance, qui serait fondamentale pour envoyer un message aux autorités israéliennes de s’engager dans la voie de la paix et dans celle de l’égalité. Elle enverrait également le message au peuple palestinien que cette solution est possible, que la fin de l’occupation militaire israélienne et de la colonisation de notre terre est possible. Je suis convaincue que la France ne décevra pas le peuple palestinien.