Gaza : « Imaginez passer plus de 16 heures par jour juste à rechercher de l’eau et de la nourriture »
Rachida El Azzouzi
Médiapart du 11 juillet 2024
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Des palestiniens pleurent les corps de leurs proches après un bombardement israélien à Deir el-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, le 10 juillet 2024. © Photo Eyad Baba / AFP |
Actuellement réfugiée à Deir el-Balah, entre Gaza City et Rafah, Farida Adel Alghoul, déplacée plus d’une vingtaine de fois depuis le début de la guerre, témoigne du combat quotidien pour survivre sous les bombes d’Israël.
« Regarde où je vis. Qui vivrait là, qui le supporterait ? Nous ne sommes plus des êtres humains. » Farida Adel Alghoul promène son écran de téléphone autour d’elle, un champ de ruines d’immeubles pulvérisés par les bombes israéliennes, en réajustant son hijab de manière qu’aucun cheveu ne dépasse : « Nous n’avons plus d’intimité, nous vivons avec des gens que nous ne connaissons pas et en tant que femme dans une société conservatrice, je dois respecter des contraintes vestimentaires », s’excuse-t-elle.
La connexion est mauvaise, l’appel interrompu plusieurs fois. Farida doit trouver un endroit qui capte mieux : « Laisse-moi une minute. » Elle est « si contente » de parler à une journaliste étrangère, de pouvoir révéler les conditions inhumaines dans lesquelles elle survit avec une partie de sa famille à Deir el-Balah.
La ville surpeuplée, à mi-chemin entre Gaza City et Rafah, déborde de déplacé·es qui continuent d’affluer après de nouveaux lancers de tracts, cette semaine, de l’armée israélienne intimant à la population d’évacuer les lieux. « Gaza City va devenir une zone de combat dangereuse », annonce le tract.
« Israël ment, accuse Farida Adel Alghoul. Demain, c’est Deir el-Balah qui sera frappée. Nous nous y préparons. L’immeuble de nos voisins a été bombardé il y a peu. Il n’y a aucun lieu sûr dans toute la bande de Gaza. N’importe qui peut être tué.»
La jeune femme cite à l’appui l’un des derniers massacres de l’armée israélienne qui dit avoir visé un combattant du Hamas : le bombardement de l’école Al-Awda d’Abassan, à l’est de la ville de Khan Younès mardi 9 juillet. Vingt-neuf personnes, principalement des enfants, ont été tuées et des dizaines blessées. « Les enfants étaient en train de jouer au foot ! »
Farida Adel Alghoul montre la maigre richesse des siens entassée dans des sacs à l’étage de cet immeuble explosé où ils se sont installés dans un dénuement total : quelques vêtements, casseroles, couvertures.
« Nous vivons dans le chaos et dans l’incertitude permanente en étant prêts à fuir à tout moment, mais pour aller où ? » Déjà plus d’une vingtaine d’évacuations pour elle depuis neuf mois, parfois deux fois dans la même journée. Un exode interminable, épuisant, comme pour plus de 80 % de la population de l’enclave.
« Certaines personnes nous accueillent chez elles, quand elles ont encore un toit, ou alors nous finissons sous une tente, ou comme lors de la dernière évacuation, nous restons à la rue pendant des jours parce que nous n’avons nulle part où aller », raconte la jeune femme.
Un combat quotidien
Elle ne sait plus ce qui est pire l’hiver ou l’été, tant les conditions sanitaires sont déplorables au terme de près de dix mois de guerre, la plus longue de l’histoire d’Israël depuis sa fondation : « Il fait très chaud et c’est encore plus dur de survivre avec si peu d’eau, dans la pollution de la guerre, la misère. On est envahis par les nuisibles, des mouches, des moustiques, des rats qui prolifèrent car les eaux usées et les ordures ne sont pas traitées. »
Farida Adel Alghoul a dû se séparer de sa sœur et de ses frères faute d’espace. Ils vivotent dans une tente dans le camp d’Al-Mawasi, à Khan Younès, une prétendue zone sûre, également ciblée par Israël. Restée avec ses grands-parents, ses neveux et nièces, Farida Adel Alghoul, qui a perdu plusieurs dizaines de membres de sa famille depuis le 7 octobre, mène un combat quotidien pour trouver de l’eau potable, de la nourriture.
« Nous n’avons aucune aide humanitaire, il faut se débrouiller par nous-mêmes. Pouvez-vous imaginer passer plus de 16 heures par jour juste à rechercher de l’eau et de la nourriture ? Et ce n’est pas pour vous, c’est pour votre famille. »
Dans le nord de l’enclave, d’où elle est originaire, ses parents meurent de faim. Ils ont refusé de fuir, préférant mourir que partir. Une question de dignité, dit Farida Adel Alghoul. Elle a essayé de les convaincre avant d’abandonner. Une de ses sœurs est restée avec eux.
Elle n’a pas pu voir leur visage depuis des mois. Le dernier échange téléphonique remonte à plusieurs semaines. Il s’était terminé dans les larmes, provoquées par la question : « Qu’avez-vous mangé aujourd’hui, maman ? » Après un long silence, sa mère, qui a perdu plus d’une trentaine de kilos et souffre de problèmes cardiaques, a répondu : « Rien, ma fille. Il n’y a rien à manger. Il y a bien quelques conserves mais c’est si cher. »
Les bombes tuent à Gaza, mais aussi la faim. Si l’ONU n’a pas officiellement déclaré la famine dans l’enclave palestinienne, dix de ses experts indépendants, dont le rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation, Michael Fakhri, assurent que celle-ci est bien en cours et qu’elle est la conséquence d’« une forme de violence génocidaire ».
Dans une déclaration publiée mardi 9 juillet, condamnée par la représentation israélienne auprès de l’ONU à Genève, ils accusent Israël de mener une « campagne de famine intentionnelle et ciblée » qui a entraîné la mort d’au moins 34 Palestiniens, majoritairement des enfants, dont trois récemment, victimes « de malnutrition et de manque d’accès à des soins de santé adéquats ».
Depuis neuf mois, Israël soumet la bande de Gaza à un siège impitoyable et entrave l’acheminement de l’aide humanitaire en refusant d’ouvrir tous les points de passage terrestres pour permettre l’entrée des denrées vitales, nourriture, médicaments, matériel, carburant, etc.
Celles-ci entrent au compte-gouttes alors que les besoins sont immenses. « En juin, environ 80 camions sont entrés par jour, alors qu’il en faudrait entre 500 et 1 000 pour être au moins au niveau d’avant le 7 octobre », souligne auprès de Mediapart Jean-François Corty, de l’ONG Médecins du monde.
Le mois d’avril a constitué une exception, avec une moyenne de 169 camions par jour – toujours bien en deçà des besoins – via les deux terminaux du sud de l’enclave, près de la frontière avec l’Égypte, Rafah et Karem Abu Salem (Kerem Shalom). La prise du terminal de Rafah par l’armée israélienne début mai a encore aggravé la situation.
"Nous sommes en proie à la mort, à la maladie, aux épidémies, à la misère, à la destruction de notre peuple, et le monde regarde ailleurs."
Farida Adel Alghoul
Le point de passage d’Erez, qui donne accès au nord de la bande de Gaza, et permet à l’aide venant de Jordanie d’entrer, a, lui, été ouvert en avril pour la première fois depuis le début de la guerre par Israël. Il le reste, mais de manière très exceptionnelle et sous conditions très strictes.
Quant au port flottant temporaire à 230 millions de dollars, promis par les États-Unis, qui devait prétendument permettre de livrer de la nourriture à une population affamée, c’est un fiasco. Il n’a quasiment jamais fonctionné.
« Pourquoi la communauté internationale ne se mobilise-t-elle pas pour stopper le génocide ? Nous sommes en proie à la mort, à la maladie, aux épidémies, à la misère, à la destruction de notre peuple et le monde regarde ailleurs. » À 26 ans, Farida Adel Alghoul dit sa vie « finie », « détruite ». Elle ne fait plus le rêve d’être mère comme par le passé : « Trop de bébés et d’enfants se retrouvent sans mère ni père aujourd’hui à Gaza, orphelins. Il faut s’occuper d’eux. »
Professeur, elle a quitté l’enseignement sous le feu de la guerre pour s’improviser journaliste pour des médias étrangers et apporter sa contribution pour alerter le monde sur l’agonie de Gaza. « Je ne suis plus la même. La guerre m’a changée. En tant que femme éduquée, je passais la plupart de mon temps à travailler. Désormais, je me bats pour rester en vie et maintenir les miens en vie. Pourquoi le peuple palestinien ne mérite-t-il pas la vie ? »
Depuis le 7 octobre, plus de 38 000 personnes, principalement des civils, sont mortes à Gaza selon les chiffres du ministère de la santé de Gaza. Un article paru le 5 juillet dans la prestigieuse revue médicale The Lancet, qui n’est pas une étude scientifique mais une contribution adressée par trois chercheurs, évoque un chiffre autrement plus élevé en prenant en compte les morts indirectes : au moins 186 000 depuis neuf mois. Les auteurs sont parvenus à ce calcul en se basant sur la fourchette basse des estimations de morts indirectes figurant dans un rapport de 2008 du secrétariat de la Déclaration de Genève sur les conflits armés.
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Les écoles, cibles régulières des frappes israéliennes
La frappe israélienne sur l’école Al-Awda est la quatrième à cibler une école abritant des déplacé·es en quatre jours. Trois autres écoles ont été bombardées depuis samedi par Israël, qui argue à chaque fois avoir visé des combattants du Hamas : une école dans le Nord, une autre appartenant à l’UNRWA, agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, dans le camp de Nuseirat et une troisième à Gaza City, rattachée au Patriarcat latin.
Depuis le 7 octobre, des dizaines de centres scolaires et d’infrastructures éducatives ont été bombardées, certaines à plusieurs reprises. Selon le décompte du ministère de l’éducation à Gaza au 9 juillet, 119 écoles ont été gravement endommagées, plus de 62 ont été complètement détruites. 126 écoles gouvernementales et 65 écoles de l’UNRWA ont été attaquées et pillées.