Édition et presse. Gaza, symbole d’un tour de vis idéologique

Publié le par FSC

 

Exclusif. Le jour de son arrivée en septembre aux éditions du Seuil, Coralie Piton, la patronne venue de McKinsey, voit d’un mauvais œil la sortie du Livre noir de Gaza, coordonné par Agnès Levallois. Et à Marianne, la directrice Natacha Polony, considérée comme critique de la guerre israélienne à Gaza, vient d’être débarquée. Signes de plus d’une menace sur les libertés éditoriales des milliardaires catholiques et réactionnaires. Et, bien entendu, pro-israéliens.

 

 
L'image montre la couverture d'un livre intitulé "Le livre noir de Gaza". Le titre est écrit en lettres blanches sur un fond noir, apportant un effet visuel fort. En dessous du titre, il y a une mention des contributions d'organisations telles qu'Amnesty International, UNICEF, et d'autres. Le livre semble traiter de rapports sur la situation à Gaza, en mettant en avant les violations des droits humains. Il est réuni et présenté par Agnès Levallois, avec une préface de Rony Brauman.

 

 

Le Livre noir de Gaza
Réunis et présentés par Agnès Levallois

 

Préface de Rony Brauman
Seuil, octobre 2024
272 pages
21 euros

C’est l’histoire d’une tentative d’effacement d’un livre, mais aussi le signe d’une défaite qui s’annonce si l’on n’y prend pas garde. À Paris, des manœuvres capitalistiques bouleversent l’édition et la presse depuis quelques années, qu’on pourrait résumer par « à droite toute ». Leitmotiv des patrons : que les universitaires, journalistes et éditeurs (évidemment woke) dégagent le terrain. Et arrêtent de bassiner avec la Palestine ces nouveaux amis d’Israël, au nom d’une tragique farce : la civilisation judéo-chrétienne qui se défendrait à Gaza.

Que les éditions du Seuil, place-forte littéraire de la gauche culturelle en France, soit le cadre de cet effacement en dit long sur les percées des nouveaux réacs sur le front des idées. Après avoir été la propriété de la famille Wertheimer, actionnaire de Chanel, plus encline aux garden-partys qu’aux joutes culturelles, cette maison est contrôlée depuis 2017 par la famille conservatrice franco-belge Montagne, qui possède les géants de la bande dessinée Dargaud et Dupuis, mais aussi Fleurus, l’hebdomadaire catholique Famille Chrétienne et quelques petits éditeurs traditionalistes.

Mai 2024. Hugues Jallon, PDG des éditions du Seuil, est débarqué. Les Montagne lui reprochent des résultats financiers en baisse et des erreurs de management. La baisse touche tout le secteur de l’édition qui s’est mal remis de la fin de l’engouement pour les livres pendant les années covid. Jallon a des convictions de gauche, qu’il n’a jamais cachées. Cela n’avait pas empêché son embauche en 2018 par les Montagne. Cet ancien patron de La Découverte, lui-même auteur, est un professionnel respecté. Mais depuis, les temps ont changé.

Parmi les projets lancés par Hugues Jallon avant son limogeage : Le livre noir de Gaza1. Il est confié à Agnès Levallois, une spécialiste du Proche-Orient, vice-présidente de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (Iremmo) et enseignante à Sciences Po. L’objectif de l’ouvrage est simple : traduire en français et éclairer des rapports d’ONG sur la situation à Gaza depuis un an. La préface est confiée à Rony Brauman, ancien président de Médecin

Malgré le départ d’Hugues Jallon, le processus de fabrication du livre suit son cours. La date de sortie du Livre noir est fixée au 4 octobre 2024. Début juillet, Coralie Piton est nommée à la tête des éditions du Seuil. Ancienne de la Fnac et de Canal+, elle a commencé sa carrière comme consultante chez McKinsey, le cabinet de conseil préféré des ultralibéraux. Il aida notamment Emmanuel Macron dans sa première campagne présidentielle. Il en fut dûment récompensé par des commandes de ministères macronisés après 2017, comme le révéla la presse début 2022. Plusieurs enquêtes judiciaires sont en cours à ce sujet.

Le « resserrement » du débat d’idées

Une ancienne de McKinsey à la personnalité glacée, selon le mot d’une salariée, contre un rêveur de gauche un peu bordélique, « cela ne pouvait pas s’inventer, mais, pour beaucoup, on a compris que la messe était dite », confie un salarié du Seuil. Vincent Montagne, le patron de Média Participations, qui contrôle le Seuil, est à la manœuvre. Il préside également le Syndicat national de l’édition (SNE), et « ne jure que par les résultats », dit un proche. Il complète en parlant de sa méfiance pour « les extrêmes », comprenez de gauche.

Coralie Piton arrive au Seuil début septembre. Immédiatement, au cours de différentes réunions avec les équipes, elle fait part de ses « interrogations » et de son « embarras » quant à la sortie du Livre noir de Gaza. « Beaucoup de choses me gênent personnellement », dit-elle. Il semble que la préface de Rony Brauman soit « problématique » à ses yeux. « Pourtant, il ne s’agit pas d’un brûlot militant, mais d’un livre de documentation », déplore une salariée du Seuil. Il est trop tard pour censurer, « le livre est alors déjà dans les camions de livraison », ironise un troisième salarié. Il ajoute : « cela serait abusif de parler de censure, mais il s’agit d’un sérieux warning. L’inquiétude est moins sur ce livre que pour les projets qui vont suivre ». « Il s’agit d’une bêtise plus que d’une volonté politique », tempère une autre salariée.

L’histoire n’est alors pas rendue publique. En interne, beaucoup s’inquiètent désormais de la nomination d’une femme « qui ne connaît pas notre métier et se demande s’il faut soutenir un livre publié par la maison ». « Elle a compris qu’elle devait s’écraser, car le pôle commercial défendait le Livre noir », poursuit un salarié. D’ailleurs, pour protéger un lancement qui s’annonce prometteur, Agnès Levallois n’est pas mise au courant des « inquiétudes » de Coralie Piton par ses éditeurs. Elle va défendre le livre dans de nombreux médias et rencontres. Elle est « tombée de l’armoire » quand elle a appris ce qui s’était joué début septembre. Agnès Levallois souligne le soutien constant des équipes du Seuil à un ouvrage qui s’est très bien vendu depuis deux mois, témoin de l’intérêt du public pour Gaza, a contrario de la doxa ambiante.

Mais Agnès Levallois n’est pas totalement surprise. Elle constate le « resserrement » du débat d’idées en France. Le 7 novembre, elle devait participer à une rencontre sur le Liban, organisé par la vénérable Association Neuilly Liban en compagnie de Joseph Maïla, professeur à l’ESSEC, et Karim Emile Bitar, professeur à l’École normale supérieure (ENS). Cette réunion devait être présentée par le journaliste du Monde Benjamin Barthe dans une salle municipale de la ville, après accord du maire, Jean-Christophe Fromentin. Mais, face à une campagne locale de dénigrement et de menaces menée notamment par le Crif et le rabbin, Neuilly prend peur, ce qui est amusant à écrire, et ne veut plus prêter sa salle. La veille de sa tenue, la rencontre est annulée… Quant à Benjamin Barthe, il fait l’objet de campagnes diffamatoires depuis des mois, dont la très réactionnaire Eugénie Bastié se fait le relais dans un article du Figarovox le 17 décembre.

Cela marque un climat, tout comme la tentative maladroite d’envoyer un ouvrage aux oubliettes. Depuis la rentrée de septembre, on ne compte plus les réunions interdites par les préfets — celles de Salah Hammouri, l’auteur de Prisonnier de Jérusalem (édition Libertalia, 2023), en particulier. Partout, des pressions, des menaces, de la surveillance policière. Du 13 au 16 décembre, l’association Histoires de se rencontrer au cinéma organisait au Mas d’Azil, un superbe village d’Ariège à l’esprit rebelle et culturel, une rétrospective du cinéaste Eyal Sivan en présence de la philosophe Marie-José Mondzain et de l’auteur de ces lignes. Salle et rencontres pleines, de longs échanges d’idées et de perspectives dans une ambiance chaleureuse. Alentour, des gendarmes se tenaient en faction dans leurs breaks bleus, observant sans discrétion les participantes et relevant les plaques d’immatriculation des voitures pendant les séances.

Alliance entre ultra-laïcs islamophobes et riches réactionnaires catholiques

Accompagnant ce climat étouffant, se trame une alliance naissante entre les riches catholiques réacs — les familles Bolloré, Montagne, Stérin notamment — et les soutiens financiers de courants politiques ultra-laïcs et islamophobes, Daniel Kretinsky en particulier.

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