Bande de Gaza : l’embarras des alliés arabes des Etats-Unis face aux projets de Donald Trump

Publié le par FSC

Par Eliott Brachet et Hélène Sallon
Le Monde du 06 février 2025

 

Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, le 5 février 2025. HATEM KHALED / REUTERS

 

En Egypte, en Jordanie ou en Arabie saoudite, les dirigeants ont affiché leur désaccord avec un projet de déplacement de la population de l’enclave palestinienne, mais ils ne peuvent risquer une confrontation trop directe avec le président américain.


Entre incrédulité et nervosité, les alliés arabes de Washington ont été mis dos au mur. Aux côtés du premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, mardi 4 février, le président américain, Donald Trump, a confirmé soutenir le déplacement forcé vers l’Egypte et la Jordanie de 2 millions de Palestiniens hors de la bande de Gaza, rendue inhabitable par quinze mois de guerre entre Israël et le Hamas. Prenant ses alliés par surprise, il est allé jusqu’à suggérer que les Etats-Unis prennent le contrôle de l’enclave pour la transformer en « riviera du Proche-Orient », avec l’appui financier des pétromonarchies du Golfe.


Les principaux intéressés ont martelé leur opposition au plan de Trump. A Amman, en présence du président palestinien, Mahmoud Abbas, mercredi 5 février, le roi Abdallah II de Jordanie a de nouveau rejeté « toute tentative d’annexion de terres et de déplacement des Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie », tandis qu’au Caire le ministre des affaires étrangères, Badr Abdelatty, qui rencontrait le premier ministre palestinien, Mohammad Mustafa, a insisté sur l’importance de renforcer politiquement et économiquement l’Autorité palestinienne à Gaza.


Les parrains du Golfe leur ont apporté leur soutien, invoquant les droits inaliénables des Palestiniens. Piquée au vif, l’Arabie saoudite a démenti les propos de Donald Trump, qui a affirmé que Riyad n’avait pas demandé l’établissement d’un Etat palestinien dans les frontières de 1967, dans le cadre des pourparlers sur une normalisation avec Israël. Riyad a affirmé, tôt mercredi, que « l’Arabie saoudite poursuivra[it] sans répit ses efforts pour l’établissement d’un Etat palestinien indépendant avec Jérusalem-Est comme capitale et n’établira[it] pas de relations diplomatiques avec Israël sans cela ».

Potentiel immobilier


Les responsables américains ont, depuis, corrigé le tir, écartant l’idée d’un déploiement américain dans l’enclave, ou d’un déplacement permanent des Gazaouis. Néanmoins, l’idée d’un déplacement temporaire, elle aussi rejetée vigoureusement par les pays de la région, reste sur la table le temps de la reconstruction de l’enclave, dont le calendrier est incertain. L’idée n’est pas nouvelle dans l’entourage de Donald Trump. En février 2024, lors d’une conférence à l’université Harvard, son gendre Jared Kushner vantait déjà le potentiel immobilier du littoral gazaoui.


L’idée s’inscrit dans la vision que ce dernier, ancien promoteur immobilier devenu envoyé spécial pour le Moyen-Orient sous le premier mandat Trump, avait formulée, en 2019, d’une paix ancrée dans le développement économique – au détriment des revendications politiques des Palestiniens – et dans la normalisation arabe avec Israël, en partie atteinte dans le cadre des accords d’Abraham, signés en 2020 avec les Emirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan.


Pour son second mandat, Donald Trump est déterminé à parachever cette vision en obtenant la normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et Israël. Depuis l’attaque du Hamas sur le territoire israélien, le 7 octobre 2023, il est plus que jamais aligné avec le gouvernement Nétanyahou, qui appelle à éradiquer toute présence du Hamas à Gaza et rejette catégoriquement l’établissement d’un Etat palestinien.

Traumatisme de la Nakba


Le plan de Trump ravive le traumatisme de la Nakba (la « catastrophe »), l’exil forcé de centaines de milliers de Palestiniens, lors de la création de l’Etat d’Israël en 1948, alors que 6 millions de réfugiés palestiniens s’entassent déjà dans des camps, principalement au Liban, en Syrie, en Jordanie et en Cisjordanie occupée. Les pays de la région y voient une menace pour la stabilité au Moyen-Orient et le sabotage de décennies d’efforts internationaux pour une solution à deux Etats.


Depuis octobre 2023, Amman comme Le Caire ont édicté comme ligne rouge tout exode des Palestiniens sur leur sol. L’Egypte martèle qu’un tel déplacement forcé signifierait la « liquidation de la cause palestinienne » et un danger pour sa sécurité nationale, craignant que son territoire se convertisse en base arrière pour des attaques contre Israël. La Jordanie, dont une majorité de la population est palestinienne, redoute une déstabilisation économique et politique, en cas de nouvel afflux de réfugiés sur son sol.


Le président américain s’est dit convaincu de pouvoir amener à ses vues l’Egypte et la Jordanie, deux pays qui dépendent cruellement de l’aide économique et militaire américaine pour assurer leur stabilité et maintenir leur économie à flot. Avec Israël, l’Egypte est le seul allié de Washington à s’être vu accorder une exemption sur le gel des aides américaines, dont l’assistance militaire, 1,3 milliard de dollars (1,2 milliard d’euros) que Washington débourse annuellement dans le cadre des accords de Camp David. Amman n’a en revanche pas échappé au gel temporaire décrété fin janvier, alors que l’aide économique et militaire américaine annuelle devait être portée à 2,1 milliards de dollars en 2025.


« Les conseillers de Trump savent pertinemment que sacrifier un allié aussi important que l’Egypte pour la stabilité de la région serait une grave erreur. Les Etats-Unis ne vont pas sacrifier toute leur influence dans le monde arabe juste pour construire une “riviera” à Gaza. Ils ne sont pas aussi fous », veut croire Mohammed El-Orabi, ancien ministre égyptien des affaires étrangères, invoquant le rôle stratégique de l’Egypte en tant que premier pays à avoir signé la paix avec Israël et comme médiateur avec le Hamas.


« Ni l’Egypte ni la Jordanie ne plieront, abonde Hussein Ibish, spécialiste du Golfe à l’Arab Gulf States Institute, à Washington. Soit Trump est fou, soit il pense ainsi mettre la pression sur le Hamas… à tort. » L’annonce à la Maison Blanche coïncide de fait à la reprise des négociations entre Israël et le Hamas sur la poursuite du cessez-le-feu à Gaza, à l’issue d’une première phase de six semaines, qui a débuté le 19 janvier. « Ou peut-être essaie-t-il de pousser l’Arabie saoudite à revoir ses exigences à la baisse sur la normalisation ? Elle ne se laissera pas impressionner », poursuit l’expert.

Emoi suscité par la tragédie gazaouie


Le président américain est convaincu de pouvoir amener Riyad à normaliser ses relations avec Israël en échange de contreparties américaines, notamment sur un pacte de défense et le développement du nucléaire civil. Si ces contreparties sont alléchantes pour la couronne saoudienne, dépendante du parapluie sécuritaire américain face à la menace de l’Iran et de ses alliés dans la région – une autre priorité de Donald Trump –, le leader du monde sunnite doit aussi prendre en compte l’émoi suscité dans le royaume et le monde arabo-musulman par la tragédie gazaouie.


Les pays arabes se gardent pour le moment de toute condamnation trop frontale des propos de Donald Trump, afin d’éviter une confrontation directe avec un allié majeur. Leur offensive diplomatique devrait se poursuivre lors de rendez-vous attendus, tels que la rencontre entre M. Trump et le roi Abdallah II de Jordanie, prévue le 11 février. Plusieurs sources évoquent également une visite prochaine du président égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, à Washington.


« Il n’y a pas de vision arabe unifiée et solide à opposer à Donald Trump », déplore le politologue jordanien Amer Sabeileh, qui estime qu’Amman doit faire valoir ses atouts, « promouvoir son rôle au niveau de la coopération régionale, face à l’Iran, sur le dossier syrien… ». Au Caire, le même constat est tiré d’une diplomatie arabe dépassée. « L’Egypte doit d’abord revitaliser sa diplomatie : sortir du mutisme et de l’attentisme face à Israël pour négocier une solution durable à la question palestinienne.

Cette position dépend nécessairement d’un alignement total et solide des chancelleries arabes dans la région, pour contrer le plan de Trump. S’ils parlent d’une seule voix, ils pourront sûrement l’éviter », estime Hossam Bahgat, directeur de l’Initiative égyptienne pour les droits personnels qui, aux côtés de six autres organisations de défense des droits humains, a condamné la proposition américaine.

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