Dans la Cisjordanie morcelée par les checkpoints, le gymkhana épuisant des chauffeurs de microbus
Par Lucas Minisini
Le Monde du 05 février 2025
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Un arrêt de bus gardé par un soldat, sur la route entre Ramallah et Naplouse, en Cisjordanie, le 2 février 2025. LUCAS BARIOULET POUR « LE MONDE » |
Le quadrillage du territoire palestinien par les barrages militaires israéliens a empiré depuis l’arrêt des combats à Gaza à la mi-janvier. Pour les conducteurs de taxi collectif et leurs clients, chaque trajet devient une épreuve.
Dans un vaste parking plongé dans le noir, les crissements de pneus et les gaz d’échappement, plusieurs dizaines de chauffeurs de taxis collectifs palestiniens trépignent devant leur véhicule. Il est 7 heures du matin, dimanche 2 février, premier jour de la semaine à Ramallah. Habituellement, à cette heure-là, les vans orange de huit places, surnommés « serviss » en arabe (un mot dérivé du français « service »), qui font office de transport en commun à travers la Cisjordanie, se remplissent à toute vitesse.
Mais ce matin, comme les jours précédents, les clients se font rares. « J’ai perdu plus de la moitié de mes passagers habituels, explique Omar al-Bourini, 60 ans, au volant de son microbus aux sièges vides, moteur tournant, comme s’il ne voulait pas perdre une seconde pour prendre la route. Aujourd’hui, beaucoup de gens craignent de se déplacer. »
Depuis l’entrée en vigueur du cessez-le-feu négocié entre Israël et le Hamas, le 15 janvier, le quadrillage de la Cisjordanie par les dispositifs israéliens entravant la circulation (checkpoints, blocs de pierre, remblais de terre, tranchées, barrières métalliques, etc.), qui était déjà étouffante, a encore empiré. Selon la Commission de résistance au mur et à la colonisation, un organisme gouvernemental palestinien, dix-sept nouvelles installations israéliennes ont fait leur apparition.
Elles s’ajoutent aux 793 obstacles routiers recensés en novembre par l’OCHA, le bureau des affaires humanitaires de l’ONU, un chiffre qui était déjà en forte hausse par rapport aux années passées (645 en 2023 et 593 en 2020). Parmi eux, 89 checkpoints tenus jour et nuit par l’armée israélienne, avec leurs horaires d’ouverture aléatoires, leurs fouilles envahissantes et leurs interminables files d’attente. Pour Omar al-Bourini, le chauffeur de Ramallah, la trêve des opérations militaires israéliennes dans la bande de Gaza, après quinze mois de guerre, aurait dû être un moment « positif » pour tous les Palestiniens. « Mais Israël a décidé de nous punir ici, en Cisjordanie. »
La peur des attaques de colons
Après une petite heure d’attente, dans la station de Ramallah, un taxi au complet s’élance enfin en direction de Naplouse. Deux femmes sympathisent sur la rangée du milieu. « C’est comme si les autorités israéliennes voulaient nous interdire d’être heureux », soupire Faten, qui préfère ne pas donner son nom de famille, pour des raisons de sécurité. Ces trois dernières années, la mère de famille, qui revient d’une visite chez sa sœur, travaillait sans permis dans un restaurant du nord d’Israël. La quadragénaire avait pris l’habitude d’escalader le mur de séparation bloquant l’accès au territoire de l’Etat hébreu au moyen d’une corde. Mais, récemment, la police israélienne l’a arrêtée et, depuis, l’habitante de Naplouse, qui a eu « très peur », sort le moins possible du nord de la Cisjordanie.
Le van amorce un large détour, à travers le camp de réfugiés de Jalazone, au nord de Ramallah, pour éviter un checkpoint, très fréquemment embouteillé. Ce tortueux trajet, Faten le connaît sur le bout des doigts : elle l’emprunte pour amener son fils de 19 ans, atteint d’hydrocéphalie, à ses rendez-vous médicaux à Ramallah. A chaque urgence, la mère du jeune homme s’inquiète de ne pas réussir à atteindre la clinique à temps. Les autres passagers compatissent. « Difficile de faire beaucoup plus que ça. Tout le monde a déjà tant de problèmes », sourit Faten, en arrivant près de la vieille ville de Naplouse, coincée entre deux imposantes collines. Le trajet de 55 kilomètres a pris deux heures.
Du nord au sud de la Cisjordanie, la peur d’une attaque de colons israéliens hante les taxis collectifs. Fréquentes depuis le 7-Octobre, ces agressions ont augmenté ces deux dernières semaines, notamment sur les routes. Peu après l’annonce du cessez-le-feu à Gaza, un groupe de jeunes extrémistes juifs a attaqué à coups de pierre le microbus dans lequel Sanaa Qararya rentrait chez elle, à Jénine.
Au milieu des éclats de vitres et du chaos, un passager terrorisé a fait un malaise cardiaque. « J’ai cru que j’allais mourir », témoigne la journaliste de 26 ans, au dernier rang du « serviss » qui l’emmène à Ramallah, dimanche en fin de matinée. Quelques jours plus tôt, alors qu’elle circulait en voiture dans Jénine, pour couvrir l’opération militaire en cours dans le camp de réfugiés de la ville, son véhicule a été visé par un tir de l’armée israélienne, assure-t-elle.
« Il m’arrive de devoir rebrousser chemin »
La jeune femme, qui vit dans une maison collée à ce quartier déshérité, se sent « tout le temps en danger ». Alors qu’à son âge, la grande majorité de ses amies sont déjà devenues mères, elle n’arrive pas à s’imaginer suivre la même voie. « J’aurais beaucoup trop peur pour mes enfants », précise-t-elle, les yeux rivés sur la route où certains panneaux de signalisation sont recouverts d’un drapeau de l’Etat hébreu.
Au niveau du checkpoint de Za’tara qui coupe le nord du sud de la Cisjordanie, des groupes de colons israéliens patientent aux arrêts de bus sous la surveillance de soldats, fusil d’assaut à la main, dans des guérites bétonnées. Sanaa Qararya serre sur ses genoux des pochettes plastiques remplies de feuilles, où quelques phrases apparaissent en allemand. Sans prévenir personne, à part ses parents, elle a déposé une demande de visa pour l’Allemagne et se rend à un rendez-vous au consulat. En ligne, la jeune femme a rencontré un garçon, allemand, avec qui elle espère se marier et échapper à l’étouffoir de Cisjordanie.
Dans un autre van, en début d’après-midi, Brahim Bendah, patron d’une entreprise de marbre à Bethléem, raconte ses efforts pour maintenir son affaire à flot. Le matin même, il a mis plus de trois heures et demie pour rejoindre Ramallah, 40 kilomètres plus au Nord, où il avait des rendez-vous professionnels. A 14 h 30 dans le taxi du retour, entre deux appels de Nathalie, son épouse, inquiète de son déplacement, ce père de cinq filles souligne à quel point son entreprise « souffre » depuis le 7-Octobre et, encore plus, ces dernières semaines.
Non seulement sa clientèle se réduit, mais le patron doit aussi batailler pour se faire livrer une partie de ses matériaux depuis la ville de Hébron, 50 kilomètres plus au Sud. Les commandes qui parviennent à se frayer un chemin entre les checkpoints et les barrières métalliques lui coûtent de plus en plus cher, précise-t-il, alors que son microbus, comme des dizaines d’autres véhicules, se trouve bloqué à un checkpoint, sur les collines pelées du sud de la Cisjordanie. Rivé à son téléphone, le quadragénaire secoue la tête en regardant une vidéo filmée dans le camp de Jénine, montrant une vingtaine d’explosions simultanées. Une opération qui visait « des infrastructures terroristes », a assuré l’armée israélienne, dimanche.
Sur le rang de devant, Ammar (il ne souhaite pas donner son nom de famille), 46 ans, trompe l’ennui en zappant entre les réseaux sociaux et les sites d’information sur son smartphone. Avant la guerre, il suffisait à ce villageois des environs de Bethléem de quitter son domicile à 7 heures, pour arriver à son bureau, au ministère de l’économie palestinien, à Ramallah, à 8 h 30. Aujourd’hui, le père de famille doit partir à 5 h 45 pour espérer arriver à l’heure. « Quand l’armée israélienne bloque une des routes principales, il m’arrive de devoir rebrousser chemin », peste le fonctionnaire aux lunettes rectangulaires.
Une grande famille
Dans ce cas-là, l’administration palestinienne lui retire des jours de congés payés ou, parfois, une partie de son salaire. Avec cinq enfants à charge, l’expert en fiscalité ne peut même pas envisager déménager à Ramallah, près du ministère, où les prix de l’immobilier écartent une bonne partie de la classe moyenne. A cause de la crise actuelle, ses trajets quotidiens lui coûtent déjà quelques shekels supplémentaires. Dans le van toujours à l’arrêt, Ammar rafraîchit une application qui indique en temps réel l’état des routes palestiniennes. Au bout de la ligne correspondant au checkpoint dit du « container », point de passage obligé vers Bethléem, l’écran affiche un carré rouge peu rassurant.
Pour faire face aux parcours d’obstacle qu’est devenue la circulation en Cisjordanie, les chauffeurs de taxi collectifs s’organisent. Via des groupes WhatsApp, ils partagent les dernières informations sur l’état du trafic, s’échangent des tuyaux pour contourner les barrages militaires, le plus souvent sur des chemins caillouteux et pentus. Si l’un d’entre eux subit une attaque de colons, ses collègues se mobilisent pour appeler la police israélienne et lui porter secours. « Nous sommes une grande famille », sourit Majd Marbou, 28 ans, qui attend les clients, dans la gare routière de Bethléem. Il est 17 h 15. L’ancien ouvrier du BTP décide de repartir à vide vers son domicile de Ramallah.
Ces derniers jours, à cause des restrictions, Majd a conduit de 7 heures à 23 heures sans interruption. Impossible de passer du temps avec sa compagne et leurs deux filles, Ghazal, 5 ans, et Selin, un mois. Son smartphone vibre : pour la énième fois de la journée, le checkpoint du « container » est fermé. Pendant plus d’une heure et demie, sur une route plongée dans le noir, la longue file de voitures s’immobilise.
Après quelques chocolats, un appel vidéo avec un collègue, un concert de klaxon et un gros effort de patience, le van arrive à la hauteur des deux soldats qui gardent la barrière militarisée. « Qu’est-ce que vous faites ici ?, demande la jeune conscrite, fusil d’assaut en main, surprise de croiser un journaliste occidental, sur cette route isolée de Cisjordanie. « Cet endroit est dégoûtant », ajoute-t-elle, avec une pointe de dédain. Sans un mot, Majd Marbou récupère sa carte d’identité et reprend la route en direction de Ramallah. Le chauffeur sourit : ce soir, pour la première fois depuis longtemps, il pourra dîner en famille.