Le retour des habitants dans la ville de Kfar Kila, au Liban sud : « Ce n’est pas le résultat d’une guerre, c’est de la destruction pure et simple »
Par Hélène Sallon
Le Monde du 19 février 2025
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Kfar Kila après l’offensive israélienne, dans le sud du Liban, le 18 février 2025. ALI KHARA POUR « LE MONDE » |
Trois mois après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu entre Israël et le Hezbollah, l’Etat hébreu a décidé de maintenir des troupes en territoire libanais sur cinq points jugés « stratégiques ».
Yassine Fares s’est mêlé à la foule, massée, mardi 18 février au matin, devant le char de l’armée libanaise qui barre la route de Kfar Kila, au Liban sud. Des dizaines de voitures attendent en file indienne, moteurs éteints, l’heure fatidique. A 10 heures, l’armée israélienne doit se retirer de la ville et l’armée libanaise s’y redéployer. L’ouvrier de 52 ans a laissé son épouse et ses trois enfants à Nabatiyé. Il revient seul à Kfar Kila voir sa maison, pour la première fois depuis qu’ils ont fui la guerre le 23 septembre 2024.
« On sait que la plupart du village est détruit. Cette guerre est le résultat d’un plan de longue date des Israéliens pour nous déloger. Ils n’y parviendront pas », dit l’homme, ses yeux noirs pétillant dans un mélange de joie et de hantise. Autour de lui, des habitants portent les photos des « martyrs » et des bannières du parti chiite Hezbollah. « C’est grâce au sang des martyrs que l’on rentre chez nous. On est avec le Hezbollah », clame Zeinab Awaba, une mère au foyer de 38 ans, qui a quitté Kfar Kila, en octobre 2023, pour mettre ses trois enfants à l’abri.
La même scène se répète dans une dizaine de villes et de villages frontaliers, encore occupés par l’armée israélienne près de trois mois après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu entre Israël et le Hezbollah, le 27 novembre 2024. Le retrait israélien ne sera néanmoins pas complet. Le gouvernement israélien a décidé de maintenir des troupes sur cinq points culminants en territoire libanais, jugés « stratégiques ». L’un d’eux, situé entre Kfar Kila et Odeïssé, surplombe la plaine fertile du « doigt de la Galilée », côté israélien.
Empêcher le Hezbollah
Les responsables israéliens assurent que la mesure « temporaire » fait l’objet d’un accord au sein du mécanisme de supervision du cessez-le-feu, placé sous l’égide des Etats-Unis, de la France et des Nations unies. Mardi, le chef de la diplomatie israélienne, Gideon Saar, a conditionné le retrait des troupes à la pleine mise en œuvre de l’accord de cessez-le-feu par le Liban. En coulisse, les responsables israéliens reconnaissent que l’armée libanaise respecte plutôt bien ses engagements dans le cadre de la résolution 1701 de l’ONU – se redéployer au sud du fleuve Litani et empêcher le Hezbollah d’y maintenir des armes.
« Israël doit se retirer de tous les territoires libanais occupés. L’armée libanaise joue son rôle et est totalement prête à exercer sa mission à la frontière », ont martelé, mardi, les présidents de la République, Joseph Aoun, du Parlement, Nabih Berri, et du conseil des ministres, Nawaf Salam. Ils disent leur intention de saisir l’ONU, qui a pointé « une violation de la résolution 1701 », pour contraindre Israël à se retirer. La France a réitéré sa proposition de déployer sur les cinq positions des casques bleus issus du contingent français de la Force intérimaire des Nations unies au Liban.
Les responsables libanais veulent empêcher le Hezbollah de monter au créneau. Lors du premier report du retrait israélien, le 26 janvier, le parti chiite a été accusé d’avoir encouragé les habitants du Liban sud à forcer l’entrée des villages occupés, au prix de vingt-deux morts. Le Parti de Dieu est accaparé par l’organisation des funérailles de son chef historique, Hassan Nasrallah, qui auront lieu à Beyrouth dimanche, mais ses partisans et militants, nombreux à Kfar Kila, tout comme ceux de son allié, le parti chiite Amal, ont sorti les bannières.
Peu après 10 heures, mardi, l’armée libanaise laisse entrer les ambulances pour aller chercher les corps dans les décombres. La foule, impatiente, n’est pas longtemps contenue. Des jeunes hommes et des familles, accompagnées d’enfants, se mettent en marche vers Kfar Kila, abandonnant leurs véhicules. A travers la vallée, plantée d’oliviers pour certains centenaires, ils parcourent à pied les cinq derniers kilomètres, laissant derrière eux la silhouette en surplomb de la forteresse de Beaufort.
« On avait tout »
De premières ambulances reviennent, sirènes hurlantes. La nouvelle passe de groupe en groupe. Deux jeunes combattants du Hezbollah, terrés durant l’occupation israélienne, ont été retrouvés vivants. Dès l’entrée de Kfar Kila, les habitants découvrent un paysage de désolation. La plupart des maisons ont été détruites. Certaines ont été bombardées. Beaucoup ont été dynamitées par les soldats israéliens avant leur retrait. Des bobines de fils et des mines encore intactes sont retrouvées. Les immeubles qui tiennent encore debout ont été incendiés.
Kfar Kila est inhabitable. Deux habitants, montés à cheval, rebroussent chemin. La route menant à leur maison est coupée. « C’est une chose de savoir sa maison détruite, c’en est une autre de le voir de ses propres yeux », dit, ému, Mahdi Mahboubé. Le jeune homme de 22 ans a trouvé la maison familiale et ses champs d’oliviers détruits. Du haut du promontoire de la vieille ville, il désigne la ville moderne en bas, aplatie.
« On avait tout à Kfar Kila : des écoles, des centres commerciaux, des concessions auto, un stade… On n’avait pas besoin de quitter la ville », dit-il, écœuré. Cinq mille habitants vivaient ici à l’année, 13 000 avec la diaspora durant les vacances d’été. « On va reconstruire. Le Hezbollah n’a pas abandonné les gens, il les a aidés durant la guerre mais quand le gouvernement en arrive au point de collaborer avec les Américains et Israël pour couper les lignes d’approvisionnement avec l’Iran, alors c’est à lui de payer pour la reconstruction », estime Mahdi Mahboubé.
« Je me perds »
Les responsables, il les désigne d’un geste sur la colline qui se dessine, à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau, derrière le mur de séparation qu’Israël a construit sur la ligne de démarcation. L’antenne de l’armée israélienne et les villas cossues de Mont Tsfiya, un quartier de Métoula, offrent un contraste saisissant avec la dévastation de Kfar Kila. Du centre-ville au mur de démarcation, ce n’est plus qu’un enchevêtrement de pierres, de ferrailles, de voitures calcinées et d’effets personnels.
Les habitants marchent au milieu des décombres.
Une main sur la bouche, une femme vêtue de noir étouffe de profonds sanglots. Un homme, embarqué en voiture avec des amis, part dans un rire jaune en découvrant sa maison dynamitée. « Je me perds. On ne reconnaît plus les lieux, dit Ibrahim Fakih, un policier municipal de 51 ans. Ce n’est pas le résultat d’une guerre, c’est de la destruction pure et simple pour faire mal aux gens. »
Les bulldozers de l’armée déblaient les décombres. Des hommes du village, des membres du Hezbollah et un cheikh accompagnent la défense civile sur certains sites. Trois corps ont déjà été retrouvés. Le flot des habitants qui arrivent en voiture s’intensifie. Ils déposent des photos des « martyrs » et d’Hassan Nasrallah dans les ruines. Ils vont au cimetière rendre visite à leurs défunts. Leur pèlerinage effectué, ils repartent, sonnés. Une poignée d’hommes a décidé de dormir sur place. « Je me suis mis en tête que le jour où je rentrerai à Kfar Kila, je n’en repartirai plus », jure Ibrahim Fakih, le policier.