« Riviera » de Gaza : aux origines du fantasme de Donald Trump

Publié le par FSC

Gwenaelle Lenoir
Médiapart du 14 février 2025

 

Une « riviera » sur la bande de Gaza, plan délirant de Donald Trump. © Photomontage Armel Baudet / Mediapart avec documents

 

Parmi toutes les déclarations fracassantes du président des États-Unis, celle sur l’avenir de la bande de Gaza, qu’il répète presque chaque jour, a secoué les opinions et les dirigeants de la planète entière. En réalité, le milliardaire mêle deux visions peu nouvelles.
dDonald Trump, tout président des États-Unis soit-il, reste un promoteur immobilier dans l’âme. Aussi, 40 kilomètres de plage de sable bordés d’une mer bleue lui mettent des étoiles dans les yeux, sous forme d’immeubles luxueux, d’hôtels de classe internationale, de décor de carte postale, en somme, comme il l’a asséné, de « riviera ».


Cette esquisse de Côte d’Azur est défigurée par des ruines, des gravats, des villages de tentes et, plus gênant encore, une population hostile ? Qu’à cela ne tienne, il suffit de tout déblayer – hommes, femmes, enfants, vieillards compris. Et voilà le plan que le locataire de la Maison-Blanche entend vendre comme une idée « fantastique », selon un de ses adjectifs favoris.
Les seuls enthousiasmes sont venus d’Israël, où l’idée a été saluée comme « novatrice », « audacieuse ». Le premier ministre israélien a loué « la première bonne idée » qu’il ait entendue pour l’après-guerre de Gaza.


À y regarder de plus près, la seule nouveauté est que Donald Trump mêle dans un seul délire deux fantasmes déjà anciens.
Le premier : se débarrasser de la population palestinienne de la bande de Gaza.
Le second : transformer radicalement l’enclave en une utopie techno-capitalisco-urbanistique.


Les deux trouvent leurs racines dans l’histoire mouvementée de ce lieu qui n’est une « bande » que depuis 1948.
Située sur la route des commerçants et des envahisseurs qui parcourent le Proche et Moyen-Orient de l’Égypte à la Syrie, de l’Arabie à la côte méditerranéenne, depuis l’Antiquité, Gaza n’a cessé de passer de mains en mains, « tête de pont indispensable pour toute invasion du Levant au travers du Sinaï » pendant des siècles, selon les mots de l’historien Jean-Pierre Filiu, dans son Histoire de Gaza (Fayard, 2024).

Le fantasme démographique
L’oasis côtière entre le Sinaï et Jaffa vend chèrement sa peau. Alexandre le Grand qui l’assiège durant plus de cent jours en -332 et, de rage, massacre sa population, en fait l’expérience. Le général britannique Archibald Murray aussi qui, à la tête de la force expéditionnaire d’Égypte, y perd 6 500 hommes en tentant de l’arracher aux soldats de l’Empire ottoman en 1917.
1948 et la création d’Israël constituent un cataclysme peut-être encore plus fort à Gaza qu’ailleurs. Sa géographie, sa sociologie, son destin sont bouleversés par la Nakba, cette « catastrophe », en arabe, qui désigne le déplacement forcé de 750 000 Palestinien·nes de leur terre d’origine, chassés par les milices juives puis par l’armée du jeune État hébreu.


La ville provinciale et ses grands vergers aux portes des déserts du Néguev et du Sinaï se transforment en immense camp de réfugié·es. « La bande de Gaza est une création de 1948, explique l’historien Henry Laurens, professeur au Collège de France et auteur de Question juive, problème arabe (Fayard, 2024). Avant, il y avait 50 000 habitants et des orangers. Sa spécificité est que les Palestiniens qui y sont arrivés comme réfugiés ne sont pas des gens qui ont fui, mais des gens qui ont été expulsés violemment par les Israéliens. Les derniers sont ceux de Majdal [actuelle Ashkelon – ndlr], expulsés par les Israéliens en 1951. »


Une fois de plus, les habitants de Gaza, anciens et nouveaux, refusent leur sort. C’est dans le petit territoire, administré d’abord par l’Égypte puis occupé par Israël après la guerre de 1967, que les premiers groupes armés, dits fedayin, voient le jour.
« La résistance armée contemporaine a commencé à Gaza, raconte Abaher El-Sakka, sociologue, professeur à l’université palestinienne de Bir Zeit, lui-même d’une famille originaire de Gaza. Elle a été considérée comme le lieu de résistance par excellence, et son histoire montre qu’effectivement il y a toujours eu une résistance particulière, plus dure qu’ailleurs. »


La première Intifada démarre en décembre 1987 dans le camp de réfugié·es de Jabaliya, dans le nord de la bande de Gaza, aujourd’hui presque entièrement rasée par l’armée israélienne. C’est à Gaza que le Hamas s’implante, à Gaza que retournent Yasser Arafat et l’appareil de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1994, après les accords d’Oslo. À Gaza toujours que le Hamas prend le pouvoir de force, après les élections qu’il a gagnées et dont le résultat a été ignoré, en 2007.
L’énumération de ce que les Palestinien·nes considèrent comme des actes de résistance et les Israélien·nes comme des actions terroristes remplissent des pages entières de la volumineuse littérature sur le conflit.


C’est donc bien avant les attaques du Hamas contre les kibboutzim et villes israéliennes autour de Gaza, le 7 octobre 2023, que naît, dans la classe politique, l’armée et l’opinion israéliennes, le fantasme de se « débarrasser » de la population palestinienne de Gaza, en la faisant partir, de gré ou de force.


« Les Israéliens ont toujours rêvé de vider cette bande de Gaza, remplie de combattants et d’une population hostile, raconte Abaher El-Sakka. Les journaux arabes des années 1950, 1960, et 1970, font état à de multiples reprises de projets des Européens, des Australiens, des Canadiens pour améliorer les conditions de vie des Palestiniens, c’est-à-dire pour aider les gens à partir de cette bande de Gaza. »
Dans son Histoire de Gaza, Jean-Pierre Filiu rappelle l’obsession du premier ministre israélien Levi Eskhol, en poste de 1963 à 1969, pour la démographie de la population palestinienne de l’enclave et ses différents projets de « transfert », vers l’Irak, la Libye, voire l’Amérique latine. Le vice-premier ministre israélien Yigal Allon, lui, favorise l’idée d’une expulsion vers le Sinaï égyptien.


L’idée n’a jamais disparu, ressurgissant de façon périodique au gré des événements, des projets de colonisation, plus ou moins fortement exprimée selon les affiliations politiques.
Après le 7-Octobre, le ministère du renseignement israélien élabore un plan pour Gaza et envisage trois options. La préférable, selon le document, est le déplacement forcé des habitant·es vers le Sinaï.

Une utopie techno-urbanistique hors sol
L’Égypte a refusé catégoriquement. L’administration Biden également. L’extrême droite israélienne n’a jamais abandonné le projet de « finir le travail » de 1948, selon une expression couramment utilisée en Israël, qui a aujourd’hui l’approbation de la droite jusqu’au centre gauche du spectre politique et d’une majorité de la population israélienne.
D’où la popularité du projet présenté par Donald Trump.


« Le consensus se fait sur la partie du plan d’expulser les Palestiniens et de ne pas les laisser revenir plus tard, analyse Nitzan Perelman, sociologue et ingénieure d’études au CNRS. C’est considéré comme la réponse adéquate au 7-Octobre, avec l’idée que si les Palestiniens partent, il va y avoir la sécurité. Cela satisfait aussi le désir de vengeance. Plusieurs sondages publiés indiquaient de 69 % à 72 % de soutien aux propos de Donald Trump. »
Dans l’esprit de la droite et de l’extrême droite israélienne, la suite serait une recolonisation de la bande de Gaza. Plusieurs rassemblements ont promu cette idée.
Donald Trump, lui, imagine plus grand. Mais il n’est pas le seul.

« Gaza 2025 »


En mai 2024 est publié un document intitulé « Gaza 2025 », décrit comme émanant du bureau du premier ministre Benyamin Nétanyahou. Ou comment passer de « la crise à la prospérité » en quatre étapes : la dévastation – photo de rues et d’immeubles en ruines – puis les abris précaires construits par la population déplacée – photo de tentes et de cahutes – ensuite la reconstruction – photo de grues – et enfin le miracle de la ville rêvée par des urbanistes trop inspirés par Dubaï ou Singapour.


Sur les images créées par intelligence artificielle s’étale le « rêve » high-tech, projet urbanistique totalement déraciné de la terre de Gaza. Une zone franche englobant Gaza, Sderot (la ville israélienne à l’est de l’enclave) et El Arish (port égyptien sur la Méditerranée côté Sinaï), des tours à l’architecture futuriste, des champs de panneaux solaires, un train aérien, des parcelles de terres agricoles bien alignées. Les quelques personnages y faisant de la figuration sont vêtus comme… des habitants d’Arabie saoudite.


Car cette merveille de modernité serait reliée, via le site de Pétra en Jordanie, à Neom, la ville futuriste tout en longueur que Mohamed Ben Salmane, le prince héritier de l’Arabie saoudite, veut faire sortir de terre. Au passage sérieusement embourbé dans un tas de problèmes, dont l’éviction de force d’une tribu bédouine de ses terres est le moindre souci aux yeux du dirigeant saoudien.


Refusé, aussitôt connu, par l’ensemble des pays arabes de la région et bien sûr par les Palestinien·nes, le projet a été promu au moins deux fois. La première, avant même qu’il ne soit rendu public, par Jared Kushner. Le gendre de Donald Trump, homme d’affaires versé dans l’immobilier avec son beau-père, et son ancien conseiller lors du premier mandat, a décrit la bande de Gaza comme « une propriété en bord de mer qui pourrait être précieuse » dans un entretien vidéo de février 2024.
« C’est un peu une situation malheureuse, mais du point de vue d’Israël, je ferais de mon mieux pour faire sortir les gens et ensuite nettoyer », a-t-il ajouté, réunissant les deux fantasmes de l’expulsion et du rêve urbanistique en une seule utopie.


La deuxième reprise est l’œuvre d’un professeur à l’université de Washington, Joseph Pelzman. Cofondateur d’un centre d’études économiques sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, l’universitaire affirme, en introduction de son document de 49 pages, s’attacher à une approche purement économique.
Le projet, totalement hors sol, ressemble comme deux gouttes d’eau à celui dévoilé quelques mois plus tôt, en mai 2024. Électricité solaire, train aérien, tours de trente étages, le territoire se développerait sur trois piliers : tourisme, agriculture, high-tech.
L’ironie de l’histoire est que le premier à avoir osé parler de ce type d’utopie pour la bande de Gaza est… Yasser Arafat.


« Dans l’imaginaire collectif palestinien et arabe, les habitants de Gaza possèdent une force de travail, une capacité à surmonter les difficultés exceptionnelles et ils sont très éduqués, explique Abaher El-Sakka. Le taux de scolarité y est très haut, pour des raisons sociologiques. La bande de Gaza a perdu l’ancrage paysan, donc la plupart des Palestiniens parient sur l’éducation, plus encore qu’ailleurs. »
C’est avec cet imaginaire que Yasser Arafat a rêvé l’enclave en « Singapour du Proche-Orient ». C’était après son installation dans le territoire en 1994, Gaza étant devenu le siège, normalement provisoire, de l’Autorité palestinienne, après les accords « Jéricho-Gaza d’abord ».


« Dans l’entourage d’Arafat, beaucoup pensaient que la présence de la machine bureaucratique de l’OLP, le retour de certains dirigeants, de certaines populations de la diaspora, pouvait effectivement, avec l’aide de la communauté internationale, transformer Gaza en Singapour, raconte Abaher El-Sakka. Et d’ailleurs de 1994 jusqu’à 2000, Gaza a été beaucoup développée car Arafat y siégeait, puis toutes les chancelleries de la planète venaient visiter Gaza. L’entourage d’Arafat investissait beaucoup à Gaza. »
Rachid Abdelhamid, producteur de films et de musique, architecte de formation, a fait partie de ceux qui y ont cru. Rentré à Gaza en 1997, il a dessiné et géré un des hôtels les plus prestigieux du territoire, le Deira, posé en bord de mer.


« Quand je suis arrivé, il existait quelques hôtels et quelques restaurants. Mais il y avait cette idée de faire de Gaza un endroit incroyable et donc plein de projets, de l’Autorité palestinienne et privés, se souvient-il aujourd’hui. Donc des hôtels, des resorts avec des chalets sur la plage. Ce n’était pas Dubaï, mais c’était dynamique. Le Deira a ouvert en 2000. Pendant un an, nous avons eu beaucoup de touristes, des Palestiniens de 1948 [citoyens d’Israël – ndlr], qui venaient passer la nuit. »
L’idée du « Singapour » a été adoptée par l’Israélien Shimon Pérès, partenaire de Yasser Arafat dans les accords d’Oslo. Elle était même étrillée par la droite israélienne, surtout après le retrait unilatéral des colonies juives de Gaza mis en œuvre par Ariel Sharon en 2005.


« Elle était présentée comme une vision de la gauche sioniste naïve, pas assez préoccupée de la sécurité du pays, reprend Nitzan Perelman. Après la prise de contrôle de la bande de Gaza par le Hamas en 2007, ça a été utilisé pour montrer que toute concession de territoire n’est pas seulement inutile, mais aussi dangereuse pour Israël. C’était même devenu une sorte de moquerie : “Regardez ces gauchistes qui pensaient que si on détruit les colonies à Gaza, Gaza va devenir le Singapour du Moyen-Orient.” »
« Cette utopie n’avait aucune chance de réussir, de toute façon, puisque Israël a toujours contrôlé tous les espaces, terrestre, maritime, aérien », assure Abaher El-Sakka.
Morte comme les accords d’Oslo et le processus de paix, elle a pourtant été ressuscitée. Sous la forme d’un monstre hybride, sorti de la bouche d’un magnat de l’immobilier devenu président.

 

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