Attaques israéliennes dans le sud du Liban : « Ils font ça pour nous dissuader de rentrer chez nous »

Publié le par FSC

Zeina Kovacs
Médiapart du 17 mars 2025

 

Kfar Kila le samedi 8 mars 2025. © Photo Zeina Kovacs pour Mediapart

 

Depuis la libération des derniers villages du sud du Liban, le 18 février, l’armée israélienne est restée implantée dans plusieurs sites frontaliers. Sur la ligne bleue, le village de Kfar Kila fait face à ses agressions quasi quotidiennes. 
Kfar Kila, Beyrouth (Liban).– Les parcelles d’oliviers ont laissé place à des champs de ruines. Devant ce paysage qui ressemble à première vue à la Provence française, il suffit de plisser les yeux en direction des villages perchés sur les collines pour se rendre compte qu’aucune maison ne tient encore debout.


À Kfar Kila, sur la ligne bleue qui marque la frontière libano-israélienne, c’est pire que partout ailleurs. Aucun bâtiment n’est en un seul morceau, excepté celui qui servait de base aux soldats israéliens pendant l’occupation qui a pris fin il y a un mois. Le village libanais a été l’un des premiers bombardés, le dernier libéré et l’un de ceux qui ont subi le plus de destructions.
Les traces du passage de Tsahal y sont encore visibles : tags sur les murs, déchets sur lesquels on peut lire de l’hébreu et munitions jonchant le sol. À la libération, les habitant·es ont aussi retrouvé des bobines de fil et des mines ayant servi à dynamiter les derniers immeubles avant la fin du délai accordé à l’armée israélienne pour quitter le territoire.


Ces champs de ruines, Ismaël Fakiha les connaît bien. Natif de Kfar Kila, le secouriste fait partie des irréductibles restés le plus longtemps sur place pendant la guerre malgré les bombardements intensifs. Pendant l’occupation, il a planté une tente au-dessus de la vallée.
Aujourd’hui, il dort dans un préfabriqué installé à l’entrée du village et guide les visiteurs et visiteuses venu·es voir l’état de leurs maisons. « Les habitants ne reconnaissent plus le village tellement il a été amoché. Moi, je m’occupe de les guider jusqu’à leur ancien quartier », explique-t-il.

Cent morts en trois mois


Récemment, le secouriste a repris ses tristes fonctions. En trois semaines, « onze personnes ont été visées par des tirs israéliens sur la route principale, explique-t-il, trois sont mortes ». D’après plusieurs témoignages recueillis par Mediapart, toutes les victimes se trouvaient sur le premier tronçon de cette route, à découvert maintenant que les immeubles ont été réduits en poussière.


Ce chemin, qui longe la frontière israélienne proche de la porte de Fatima – un point de passage stratégique pour l’État hébreu –, est pourtant emprunté quotidiennement par les Casques bleus de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul).
L’armée israélienne est restée implantée sur une colline en face de Kfar Kila. C’est l’un des « cinq points stratégiques » que l’armée israélienne a souhaité conserver au Liban, en dépit de l’accord de cessez-le-feu signé en novembre, qui prévoyait qu’elle quitte définitivement le pays. Depuis cet accord, cent personnes ont été tuées côté libanais d’après un décompte du quotidien libanais L’Orient-Le-Jour.


Le 9 mars, Ismaël Fakiha a transporté à l’hôpital trois personnes touchées par des tirs sur la route principale. L’une d’elles, un soldat de l’armée libanaise en civil, a succombé à ses blessures. Le même jour, des funérailles spéciales étaient organisées par le Hezbollah pour les combattants du parti chiite originaires de Kfar Kila morts pendant l’occupation. Vingt-cinq corps ont été rapatriés des villages voisins. Une estrade et des gradins ont été construits pour l’occasion.


Ce jour-là, Hassan*, dont l’entreprise de construction se trouvait en contrebas de cette route en direction de la frontière, tente, seul, d’aller inspecter les décombres. À peine descendu, il entend des coups de feu dans sa direction, il remonte directement. « J’ai eu très peur, se souvient-il, mais je pense qu’ils ont tiré pour que je fasse demi-tour. »


L’homme d’une cinquantaine d’années a été blessé à la jambe par une balle israélienne alors qu’il tentait de revenir dans le village le 26 janvier, jour qui prévoyait le retrait des forces israéliennes du pays. Dans la journée, le délai avait été prolongé à la demande d’Israël, les soldats de Tsahal ont alors conservé une dizaine de positions proches de la frontière, parmi lesquelles Kfar Kila. En une seule journée, 22 personnes ont été tuées en tentant de revenir chez elles, 124 autres ont été blessées.


L’artisan estime à 1 million de dollars ses pertes dans cette guerre. « Pendant l’occupation, les Israéliens m’ont volé plusieurs machines dont une pelleteuse. Je l’ai aperçue de l’autre côté de la frontière », raconte-t-il. Aujourd’hui, son atelier restant inaccessible, il met à disposition le bulldozer qu’il lui reste pour aider les autres habitant·es à déblayer leurs terrains. Si Hassan a pourtant la nationalité états-unienne, « jamais » il ne partira. « Pour quoi faire ? Je suis amoureux de ma terre », sourit-il.


À une centaine de kilomètres du village, une famille au complet patiente dans le hall de l’hôpital américain de Beyrouth. Ce mercredi 12 mars, ils ont fait le trajet en voiture depuis le sud du pays. Mohamed, leur fils aîné, se fait opérer pour la deuxième fois en une semaine après avoir été blessé à la jambe par une balle israélienne à Kfar Kila. Après des complications, il a dû être amputé au niveau du mollet.


« Cela faisait plusieurs jours qu’il venait dans le village avec son grand-père pour débarrasser la maison », explique Ahmed, le père. Lors de l’attaque, l’adolescent se trouvait au niveau du fameux tronçon. « Il y avait beaucoup de gens sur la route à ce moment-là, continue-t-il, je ne comprends pas pourquoi c’est lui qui a été visé. Il n’est affilié à aucun parti, il n’avait aucune arme, il ne faisait rien d’autre que ramasser des débris. »


Assise à côté, la mère de Mohamed ne dit pas un mot. Le regard vide, elle fixe le sol. « Dieu en a voulu ainsi », lâche sa sœur à sa droite pour briser le silence, une manière de dire : « On ne peut rien y faire. »
« Ils font ça pour nous dissuader de rentrer chez nous, continue le père, mais nous, on n’a pas le choix, on a perdu notre travail, nos habitations, on n’a plus rien. » Depuis le drame, la famille signe aveuglément les papiers de l’hôpital, sans savoir combien vont leur coûter les opérations. Probablement des dizaines de milliers de dollars.


« Si aujourd’hui ils me demandent ne serait-ce que 1 000 dollars, je ne les ai pas », conclut l’ancien menuisier. Pour payer la facture, la famille compte sur la Fondation Ghassan Abu Sitta, qui aide les enfants victimes de la guerre à Gaza et au Liban.
La grand-mère de l’adolescent s’est déplacée elle aussi pour garder les trois autres enfants du couple dans une chambre d’hôtel qu’ils ont réservée en face de l’hôpital. « Israël ne respecte personne, ni l’armée ni l’ONU. Les Libanais n’ont que Dieu sur qui compter », dit-elle en préparant du café dans la minuscule cuisine.


Depuis le 9 mars, l’armée libanaise a fermé la route où se sont déroulées les agressions. Désormais, les ruines aux alentours sont inaccessibles aux habitant·es. « Mais les gens vont continuer de venir, affirme la vieille dame, quand on aime sa terre, on a envie d’y retourner. Israël doit arrêter de penser que le monde entier lui appartient. »

Multiplication des violations de l’accord par Israël


De l’autre côté de la colline de Kfar Kila, sur la partie du village non visible par Israël, quelques locaux ont reconstruit un snack au milieu des décombres. À l’intérieur du petit carré de tôle, quatre hommes y dégustent des man’ouchés – le sandwich local – en discutant de la reconstruction du village.
Parmi eux, Hussein, la quarantaine, et son père, Ali. La semaine, ils vivent avec leur famille dans un appartement de Nabatieh, ville située à vingt minutes de Kfar Kila. Le week-end, ils reviennent au village. Quand on évoque la reconstruction, Hussein souffle nerveusement. « La guerre n’est même pas terminée », dit-il en évoquant les vingt-cinq frappes israéliennes qui ont touché plusieurs localités du sud du pays la veille au soir, le 7 mars.


« C’est faux de dire que le sud du Liban soutient le Hezbollah. Nous n’avons simplement pas le choix. Nous attendons toujours l’intervention de l’État libanais qui nous a abandonnés depuis soixante ans. C’est de là que part le problème », explique-t-il.
Une semaine après notre reportage, le 16 mars, une frappe israélienne a détruit le snack. Durant le week-end, Tsahal a frappé en tout une quinzaine de sites dans le sud du Liban, faisant quatre morts, selon L’Orient-Le Jour. L’armée israélienne a déclaré avoir frappé des « structures utilisées par le Hezbollah ». Toujours selon le journal, les soldats israéliens occuperaient une nouvelle position proche du village de Houla, à une dizaine de kilomètres de Kfar Kila.
Le 11 mars, les représentants libanais et israéliens se sont rencontrés à Naqoura (Israël), dans le quartier général des forces intérimaires de l’ONU, pour entamer des négociations à propos du sud du Liban.


Des groupes de travail ont été créés, notamment composés des représentant·es des États-Unis et de la France afin de « résoudre diplomatiquement [...] la libération des prisonniers libanais, des points contestés restants le long de la ligne bleue et des cinq points restants où les forces israéliennes sont toujours déployées », a déclaré sur le réseau social X Morgan Ortagus, l’envoyée spéciale de la présidence américaine au Moyen-Orient.


Le président libanais, Joseph Aoun, avait appelé dans la matinée le comité chargé de surveiller le cessez-le-feu à « faire pression sur Israël afin qu’il applique l’accord, se retire des cinq collines et libère les otages libanais ». L’accord de cessez-le-feu conclu le 27 novembre comprenait notamment l’arrêt des activités du Hezbollah en dessous du fleuve Litani en échange d’un retrait total des forces israéliennes du Liban.
Mardi soir, Israël relâchait quatre civils libanais capturés entre janvier et février dans le sud. Jeudi, un soldat de l’armée libanaise a lui aussi été remis à la Croix-Rouge libanaise par l’État hébreu.  

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