« C’est une guerre contre toute la Palestine »
Propos recueillis par Benjamin Barthe
Le Monde du 19 mars 2025
De passage à Paris, les Palestiniens Raji Sourani et Shawan Jabarin et l’Israélienne Yuli Novak, figures de la défense des droits de l’homme à Gaza, en Cisjordanie et en Israël, s’élèvent contre la reprise des bombardements sur l’enclave côtière.
Les responsables des trois principales organisations de défense des droits de l’homme de Gaza, de Cisjordanie et d’Israël sont arrivés dimanche 16 mars à Paris, pour trois jours de rencontre avec des responsables politiques et de la société civile française. Invités par la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), Raji Sourani (Centre palestinien pour les droits de l’homme), Shawan Jabarin (Al-Haq) et Yuli Novak (B’Tselem) ont rencontré Anne-Claire Legendre, conseillère Afrique du Nord-Moyen-Orient à l’Elysée. Un rendez-vous prévu avec Anne Hidalgo, la maire de Paris, a été annulé à la dernière minute par le cabinet de cette dernière. La visite en France de ce trio, qui parle d’une même voix, a été percutée par la reprise de la guerre à Gaza.
Qui est responsable de l’effondrement du cessez-le-feu à Gaza ?
Yuli Novak
[Le premier ministre israélien Benyamin] Nétanyahou, avec le soutien intégral des Etats-Unis, a simplement fait ce qu’il a dit qu’il ferait, c’est-à-dire reprendre la guerre. Le cessez-le-feu n’a jamais été un véritable cessez-le-feu. Les attaques contre le peuple palestinien n’ont jamais cessé durant ces deux mois. Aujourd’hui, en reprenant ses bombardements massifs sur Gaza, il fait peser un risque terrible sur les otages. Il prouve une nouvelle fois qu’il ne se préoccupe ni de la vie des Palestiniens, ni de celle de ses propres citoyens.
Raji Sourani
Nétanyahou n’a jamais fait mystère de sa volonté de reprendre la guerre. Il ne s’est jamais engagé à aller au bout de l’accord de cessez-le-feu conclu par les médiateurs américains, égyptiens et qataris. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas rempli ses buts de guerre. Il espérait éradiquer le Hamas, mais le Hamas est toujours là.
On en revient donc au génocide [allusion aux frappes et à l’interdiction par Israël de laisser entrer l’aide humanitaire]. Si l’armée israélienne ciblait le Hamas, je n’aurais rien à dire, mais elle cible les civils, sans avoir de comptes à rendre à quiconque. Dans la nuit de lundi à mardi, près de 400 personnes ont perdu la vie sous les bombardements israéliens. L’Occident a donné à Nétanyahou un permis de tuer.
En janvier, quand la trêve est entrée en vigueur, des centaines de milliers de Gazaouis sont revenus dans le nord du territoire, d’où ils avaient été chassés. Avec le retour de la guerre, le risque de « nettoyage ethnique » plane-t-il à nouveau ?
Raji Sourani
Ces dix-huit derniers mois, les Palestiniens ont fait preuve d’un niveau de résilience incroyable. A ce niveau de tueries, de famine, de destruction et de déplacement forcé, survivre était devenu mission impossible. Et pourtant ils ont survécu. Quand l’armée israélienne a envahi Rafah (l’extrémité sud de la bande de Gaza) en mai, elle s’attendait à ce que les Palestiniens qui étaient venus s’y réfugier enfoncent la frontière et se dispersent dans le Sinaï égyptien.
Mais les gens sont repartis planter leur tente dans le centre de la bande de Gaza. N’oubliez pas que 80 % des Gazaouis sont des réfugiés, qui ont été – ou dont les ancêtres ont été – expulsés en 1948 de leur terre, aujourd’hui en Israël. Ils ont tiré la leçon de ce traumatisme fondateur, qu’on appelle la « Nakba ». Ils ont compris que lorsqu’on quitte cette terre, on n’y revient pas. C’est pour cela que, sitôt le cessez-le-feu décrété, ils sont repartis en masse dans le Nord, en dépit du fait que leur maison a été détruite, qu’il n’y a ni eau, ni électricité, ni nourriture, ni hôpitaux, ni écoles.
La façon dont le Hamas a traité les otages israéliens a suscité de nombreuses critiques. Qu’en pensez-vous ?
Raji Sourani
En tant qu’ancien prisonnier en Israël, j’aimerais que tous les prisonniers, quels qu’ils soient, reçoivent un traitement conforme au droit international. Mais les indignations sélectives des Occidentaux sont insupportables. Qui parle des 22 000 Gazaouis qui ont été arrêtés depuis le 7-Octobre par l’armée israélienne et dont les proches sont sans nouvelles ? Ce sont des combattants, mais aussi des gens ordinaires, jetés dans des prisons militaires où ils sont torturés et violés.
Les bombardements à Gaza se doublent d’une offensive israélienne de grande ampleur en Cisjordanie visant, selon l’armée, les groupes armés. Quelles en sont les caractéristiques ?
Shawan Jabarin
L’armée a commencé par s’attaquer aux camps de réfugiés du nord de la Cisjordanie, à Jénine et Tulkarem, où elle a causé d’énormes dégâts et qu’elle a vidés de leur population. C’est la première étape. Je m’attends à ce qu’elle cible ensuite les camps du centre, puis du sud de la Cisjordanie. Le but est de terroriser et de faire fuir les habitants.
Yuli Novak
La doctrine Gaza est désormais appliquée à la Cisjordanie. Je parle de frappes aériennes, de raids, de destruction massive des infrastructures. Des méthodes qui, comme à Gaza, sont dirigées officiellement contre les groupes armés, mais qui visent en réalité essentiellement les populations civiles. Quand le ministre de la défense israélien, Israël Katz, s’est rendu à Jénine, il y a quelques semaines, pour déclarer que l’offensive n’en était qu’à son début, il s’est fait filmer, délibérément, dans un décor de ruines, qui donnait l’impression qu’il était à Jabaliya [un camp de réfugiés du nord de Gaza, presque complètement détruit aujourd’hui].
Les attaques israéliennes à Gaza et en Cisjordanie forment-elles une même guerre ?
Shawan Jabarin
Bien sûr, c’est une guerre contre toute la Palestine. C’est une guerre contre notre identité, notre présence et notre futur. Nous avons affaire à un régime colonial, qui cible notre existence même. Il suffit d’écouter ses dirigeants. Ils disent haut et fort qu’il s’agit d’empêcher les Palestiniens de bâtir leur Etat et de les évincer de leur terre. C’est pour cela qu’au sein de l’administration civile (la branche de l’armée qui gère les territoires occupés) un département de l’immigration a été récemment créé. Sa mission consiste à aider les candidats au départ à trouver un pays d’accueil. Israël veut la terre sans les Palestiniens.
Yuli Novak
Je suis d’accord. L’objectif du régime israélien depuis sa fondation est de créer un espace garantissant la supériorité juive. Cet objectif s’est traduit de différentes façons sur le terrain à travers les périodes, mais le but final n’a jamais changé, même durant les années d’Oslo. Ce à quoi nous assistons depuis le 7-Octobre est une escalade, un changement d’échelle, avec un recours à des méthodes terrifiantes que je n’imaginais pas le gouvernement d’Israël capable d’employer.
Donc, la seule chose qui mérite d’être discutée aujourd’hui est la manière d’arrêter ce régime criminel. Et c’est là que la communauté internationale a une responsabilité immense. Car sur la question du rapport aux Palestiniens, il n’y a pas d’opposition en Israël. Quand [le président américain Donald] Trump a proposé de vider la bande de Gaza de sa population, tous les partis sionistes ont applaudi.
Le gouvernement français réfléchit à une reconnaissance de l’Etat de Palestine. Qu’en pensez-vous ?
Raji Sourani
Si la France se préoccupe de notre liberté, qu’elle arrête ce génocide, qu’elle mette un terme à l’apartheid. Dix-sept mille enfants ont été tués à Gaza. Comment Macron et tous les autres chefs d’Etat occidentaux peuvent-ils encore dormir ? Comment peut-il affirmer que Nétanyahou est libre de venir à Paris alors qu’il est sous mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale ? Comment peut-il interdire les manifestations de solidarité avec la Palestine ? En tant que citoyen du monde, je suis profondément choqué par la position française.
Shawan Jabarin
En octobre 2022, lors d’une précédente visite organisée par la FIDH, j’ai eu l’occasion de parler quelques minutes avec le président Macron. Je lui ai parlé de l’importance des sanctions, de l’urgence de mettre un terme à l’impunité d’Israël. La France pourrait ouvrir des poursuites contre ses ressortissants, de nationalité israélienne, qui sont allés combattre à Gaza. Ou priver les binationaux qui vivent dans les colonies de Cisjordanie du bénéfice des services sociaux français. Mais Macron nous a dit qu’il ne sanctionnerait pas Israël.
Yuli Novak
Quiconque est attaché au principe de dignité humaine doit comprendre que nous sommes dans un combat qui dépasse de loin le cas d’Israël et de la Palestine. Ce qui se joue, avec cette guerre mais aussi l’arrivée de Trump au pouvoir, c’est le visage du monde dans lequel nous vivrons demain. La notion même de droits de l’homme, d’égalité entre les peuples, est menacée. En tant qu’être humain et en tant que juive, c’est quelque chose que je ne peux pas accepter.