Dror Mishani, auteur : « Il y a des Israéliens qui croient encore qu’on peut arrêter cette guerre infinie »

Publié le par FSC

Muriel Steinmetz
L'Humanité du 12 mars 2025

 

Au ras du sol, Gallimard, 176 pages, 20,50 euros

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’écrivain israélien, qui a dirigé les pages littéraires du quotidien d’opposition de gauche Haaretz, publie chez Gallimard Au ras du sol, son journal sur six mois de guerre après le 7 octobre 2023.
Dror Mishani (48 ans) est d’abord connu comme auteur de romans policiers. Il a traduit Roland Barthes en hébreu. Il a le projet de traduire Frantz Fanon, son auteur de prédilection. Son livre, " Au ras du sol ", expose sans peur, au jour le jour, son état d’esprit d’Israélien progressiste sur la vie quotidienne en temps de guerre.

La traduction en français de votre journal de guerre, écrit par un pacifiste, est bienvenue en France dans la mesure où la majeure partie de l’information sur le conflit israélo-palestinien ne fait entendre qu’un son de voix belliciste…

Dror Mishani


Je suis très heureux de la parution de mon livre en France. Le 7 octobre 2023, j’étais à Toulouse pour participer à un festival de littérature policière. Je suis rentré précipitamment à Tel-Aviv. J’étais écrasé comme tout le monde par ce qu’il se passait. J’écrivais un roman policier. Je l’ai arrêté.
J’ai cessé mon enseignement à l’université de Tel-Aviv : la rentrée universitaire a été reportée. L’écriture de ce journal m’a sauvé. J’allais chaque jour une ou deux heures dans la chambre forte qui me sert aussi de bureau et de bibliothèque. Je m’y enfermais pour prendre du recul tout en étant entouré de livres. Écrire et lire m’ont aidé à penser la guerre.
Joseph Roth le dit, après la Première Guerre mondiale : « Il ne s’agit plus d’inventer des histoires. Le plus important, c’est d’observer. » J’ai commencé par prendre des notes. Dès la deuxième semaine, le rédacteur en chef de l’hebdomadaire suisse Das Magazin m’a proposé d’écrire un journal pour le publier à la fin de l’année. Ensuite, ma maison d’édition en Allemagne m’a offert de continuer la rédaction du journal pour en faire un livre.


Pourquoi ce titre, Au ras du sol ?

Dror Mishani


Ce n’est ni le titre en hébreu ni celui en allemand. Mon éditrice en France, Marie-Caroline Aubert, a proposé « Au ras du sol ». L’expression est présente dans mon dernier roman, quand je fais dire à mon enquêteur, à la fin, qu’il préférait observer le monde du rez-de-chaussée, « parce que, du toit, on ne voit pas le visage des êtres humains ».
 

Au ras du sol est-il publié dans votre pays ?

Dror Mishani


Il est publié aujourd’hui en France et en Israël. Je rentre demain. La première décision avait été de ne pas le publier en hébreu parce que c’est un livre très risqué. J’ai l’habitude de me cacher derrière mes personnages, Avraham Avraham, mon enquêteur. J’aime le voile de la fiction. Là, je suis complètement exposé, pas seulement moi, mais aussi ma famille. C’est aussi un livre qui adopte une position politique précise.


La censure sévit-elle actuellement en Israël ?

Dror Mishani


Il s’agit plutôt d’une autocensure. En ce moment, les écrivains, les cinéastes, les artistes en général, ont peur de donner publiquement leur avis. Depuis le 7 octobre, de nombreuses personnes de gauche ne croient plus à la possibilité de la paix avec les Palestiniens. Ceux qui n’ont pas changé de point de vue craignent de s’exprimer. Le consensus est actuellement écrasant et violent psychologiquement.



Comment l’information sur Gaza est-elle traitée sur les chaînes israéliennes en ce moment ?

Dror Mishani


On ne veut pas savoir ce qu’il se passe à Gaza. On s’en fout. On ne nous a même pas annoncé que l’invasion terrestre avait commencé. Tous les Israéliens ne sont pas dans ce cas mais les médias si, en général. Il y a un journal exceptionnel, Haaretz, qui effectue un travail extrêmement important qui consiste à nous faire regarder la réalité de Gaza en face ainsi que celle de la Cisjordanie.



Votre point de vue sur cette guerre atroce peut-il être partagé en Israël ? Si oui, par qui ?

Dror Mishani*


Il y a des Israéliens, des juifs comme moi, qui seront d’accord avec ma critique non seulement de notre gouvernement et de notre armée mais aussi de la politique de l’État d’Israël depuis des décennies. Les citoyens israéliens qui sont des Arabes, palestiniens, seront d’accord avec moi. Je ne suis pas le seul. Il n’y a pas assez de voix mais il y a des Israéliens qui croient encore qu’on peut arrêter cette guerre infinie.



Au ras du sol ne couvre que six mois du conflit après l’attaque terroriste du Hamas. Pourquoi s’être arrêté à ce moment-là ?

Dror Mishani


Ma maison d’édition allemande a voulu publier le livre à l’été 2024. Il a fallu deux ou trois mois pour la traduction. Cela m’a permis de structurer mon journal pour en faire un ouvrage publiable.



Vous êtes connu pour avoir écrit cinq romans policiers traduits en français au Seuil et dans la « Série noire ». Vous considérez-vous comme le personnage récurrent de vos polars. Êtes-vous Avraham Avraham ?

Dror Mishani


Non, je ne suis pas policier. Je raconte dans ce livre ma courte histoire avec l’armée et ma décision de me faire réformer. Impossible pour moi d’être un inspecteur de police. Pourtant, le personnage de mon inspecteur et moi, nous avons presque le même âge et nous sommes nés tous les deux dans le même quartier de la banlieue sud de Tel-Aviv. Sans partager les mêmes positions politiques, nous avons le même regard « au ras du sol » sur les gens.


Dans quel état se trouve Tel-Aviv ces temps-ci ?*

Dror Mishani


C’est dur à dire mais la vie y est maintenant presque normale. Du moins, le prétend-on. Il faut travailler, élever les enfants. Cafés et restaurants sont pleins. La guerre est toujours là. Cette dichotomie est omniprésente dans la tête des Israéliens. Nous faisons comme si la guerre avait lieu très loin, voire même qu’elle est finie. Chacun sent bien que c’est faux.



Que pensez-vous du projet de Donald Trump de transformer la terre martyre de Gaza en « riviera » pour touristes fortunés ?

Dror Mishani


Ses idées sont tellement dangereuses. Rien de tel n’a été entendu depuis les années 1930 : transférer des millions de gens. Expulser de leur terre des millions de Palestiniens. De telles idées ont déjà pris racine dans l’imaginaire politique des Israéliens. Nombreux sont ceux qui sont persuadés qu’un pays sans Palestiniens est chose possible. J’ai peur que le pire soit devant nous.
Si transférer des millions de Palestiniens devient chose légitime, alors qui nous dit que d’ici vingt ans, sous un autre gouvernement américain, ne se posera pas la question du transfert de millions de juifs… De telles idées ne doivent pas être mises sur la table. Il est très difficile de continuer à espérer en Israël, à Gaza, en Cisjordanie. Trump veut détruire le peu qu’il reste.


Il est inévitable dans une situation aussi tragique que des conflits aient lieu au sein des familles. Qu’en est-il chez vous ?

Dror Mishani


La guerre est entrée partout. Elle a transformé les liens entre les membres d’une même famille. C’est clair surtout pour mes enfants qui ne sont pas reconnus par l’État d’Israël comme juifs, car leur mère est catholique. Ils ont toujours questionné leur identité. Leur réaction face à la guerre a été totalement différente.
Mon fils s’est enfermé dans son identité un peu anglaise, détachée de la politique israélienne. Il a continué à regarder ses matchs de foot avec Manchester United. Ma fille de 15 ans est devenue une féroce patriote que j’essaie de convaincre. Elle a vu des choses terribles. Je crois qu’elle va changer, je l’espère en tout cas.


Pensez-vous que cette horreur peut avoir une fin, et laquelle ?

Dror Mishani


Je suis assez pessimiste. Il est difficile de ne pas l’être quand on a vécu des décennies de guerre, une politique israélienne qui ne change pas et qui, même, se radicalise. En même temps, impossible de demeurer en Israël sans cultiver un peu d’espoir, l’espoir de convaincre les Israéliens de changer de politique… Sinon, quoi ? Je vais devoir prendre mon fils et ma fille sous le bras et partir vivre ailleurs mais je ne veux pas aller ailleurs. Je veux me battre pour une solution de paix entre deux peuples libres et égaux.

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