Sur les campus, comment une nouvelle génération de militants « propalestiniens » s’est installée dans la durée

Publié le par FSC

Christophe Ayad et Soazig Le Nevé
Le Monde du 08 mars 2025

 

Yasmine, 19 ans, étudiante en géographie, à Paris, le 27 janvier 2025. BENJAMIN GIRETTE POUR « LE MONDE »

 

Si la mobilisation reste cantonnée à quelques établissements et à une minorité de quelques centaines d’étudiants, la guerre à Gaza a affecté une classe d’âge en pleine formation intellectuelle. D’origines diverses, politisés ou engagés pour la première fois, ils suivent les événements sur les réseaux et interrogent le mutisme des autorités.
Dans l’amphithéâtre Milne Edwards de la Sorbonne, le 22 janvier au soir, la géographe Rachele Borghi inaugure « Les scientifiques face à Gaza », le tout premier séminaire organisé sur la question palestinienne par des enseignants à Sorbonne Université. La chercheuse revendique « un acte politique ». « Dans un contexte qui nous donne des injonctions à nous censurer vis-à-vis de nos positions sur Gaza, nous allons dire la vérité et adopter le langage du droit international », dit-elle en introduction.


Mais la discussion et la mobilisation sur le sujet ne vont pas de soi. La veille, sur le campus de Sorbonne-Paris Nord, à Villetaneuse (Seine-Saint-Denis), une conférence de Pascal Boniface portant sur son ouvrage Israël-Palestine, une guerre sans limites ? (Eyrolles, 184 pages, 12 euros, numérique 8,50 euros) avait été déprogrammée par la présidente de l’établissement « pour des motifs de sécurité ». A Sciences Po, à Paris, trois étudiants ont été exclus pour une durée de trente jours à compter du 25 février, après avoir perturbé le déroulement d’une réunion du conseil de l’Institut en criant dans un couloir : « Israël assassin, Sciences Po complice ! »


Lundi 3 mars, avec le soutien de plusieurs députés de La France insoumise, une centaine d’étudiants de Sciences Po ont déployé un drapeau palestinien et dénoncé la « répression » de la direction. Fin janvier, la police est intervenue à Sciences Po Strasbourg pour évacuer des étudiants récusant le partenariat de leur école avec l’université israélienne Reichman.


A force de blocages, d’occupations, d’évacuations et d’interdictions de réunions, un constat s’est imposé ces seize derniers mois : le débat sur la question palestinienne semble difficile dans l’antre même de la disputatio qu’est l’université. Dans les rangs étudiants, pourtant, la mobilisation ne faiblit pas, alimentée par une mouvance composite, celle des comités Palestine, qui ont essaimé sur les campus depuis novembre 2023. Combien sont mobilisés ? Bénéficient-ils d’un large soutien, comme certains le revendiquent ?

« Quelques bastions »


« Il est rarissime que des étudiants français se mobilisent pour une cause qui n’est pas nationale, relève Pierre Mathiot, professeur de science politique à Sciences Po Lille. A cette aune, on peut considérer que la mobilisation a été spectaculaire. » Elle est le fruit d’une coalition entre étudiants de gauche, voire d’extrême gauche, et étudiants de confession musulmane et-ou d’origine arabe, soutenus par un cercle très large de sympathisants, ajoute-t-il. « Car une partie des jeunes qui soutiennent la cause palestinienne – sans toujours bien la connaître – le font du fait de la disproportion de la réponse [du premier ministre israélien] Benyamin Nétanyahou [à l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre 2023 en Israël]. »


Pendant longtemps, la cause palestinienne a été portée par des militants d’extrême gauche, laïques et antireligieux. « Depuis vingt-cinq ans, la démocratisation de l’entrée dans l’enseignement supérieur a drainé davantage d’étudiants de confession musulmane, et leur entrée dans la cause palestinienne n’est plus celle d’un Etat palestinien laïque panarabe tel que l’incarnait Yasser Arafat, mais se fait par la religion », observe le professeur de science politique. Les étudiants mobilisés aujourd’hui « sont plus intersectionnels que gauchistes, poursuit-il, ils luttent contre toutes les formes de ségrégation ».


Pour autant, la mobilisation reste cantonnée à quelques établissements, par essence les plus politisés, souligne M. Mathiot. Elle ne concerne donc qu’« une minorité de quelques centaines d’étudiants sur un total de 3 millions ». Cette analyse est partagée par les services de renseignement : « Nous avons même été surpris que la mobilisation ne soit pas plus forte. On ne peut pas parler d’un élan au niveau national, mais plutôt dans quelques bastions d’extrême gauche à Rennes, Nantes, Bordeaux et Strasbourg. Ce ne sont pas les étudiants qui ont formé le gros des manifestants pour Gaza », souligne une source bien informée.


Qu’ils soient néobacheliers ou plus avancés dans leur cursus, déjà politisés ou novices, les jeunes mobilisés veulent alerter une opinion publique française peu concernée, malgré les images de la destruction quasi intégrale de Gaza en représailles au massacre de civils israéliens du 7-Octobre. Minoritaires dans leur classe d’âge mais fermes dans leurs convictions, ils partagent le sentiment d’avoir assisté en direct à ce qu’ils qualifient du terme controversé de « génocide », dans un climat d’indifférence générale, voire d’hostilité aux mobilisations de la part des autorités académiques et politiques.

« Pas que des Arabes de banlieue »


La survenue d’un fragile cessez-le-feu dans la bande de Gaza, depuis le 19 janvier, n’a apaisé en rien leur sentiment d’indignation face à la riposte israélienne, jugée disproportionnée, et au silence des démocraties occidentales, y compris la France, accusées bien souvent de « complicité ». D’autant que le président des Etats-Unis, Donald Trump, a ouvertement évoqué la perspective d’un déplacement des Palestiniens de la bande de Gaza qui s’apparente à un nettoyage ethnique. Ces mobilisations vont-elles façonner des orientations politiques ? Il est bien trop tôt pour le savoir, mais une chose est sûre : l’énormité de la guerre de Gaza a affecté toute une partie d’une classe d’âge en pleine formation intellectuelle.


Pour Zayd (les personnes citées par leur prénom n’ont pas souhaité donner leur nom), 23 ans, tout a commencé par une action caritative pour une famille gazaouie réfugiée à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). « C’était une initiative personnelle. Puis j’ai été approché pour constituer avec d’autres un comité Palestine », relate l’étudiant au sein du master Mondes arabes et musulmans. Régulièrement, ils installent des tables devant l’entrée des campus de Sorbonne Université.


Avant le 7-Octobre, peu de jeunes étaient sensibles à la question du droit du peuple palestinien à l’autodétermination. « Nous avons remis le sujet sur la table », se félicite Yasmine, 19 ans. Franco-Palestinienne, elle dit avoir été « choquée de voir qu’on pouvait penser que le 7-Octobre était le début d’une guerre, alors que l’occupation de la Palestine est bien antérieure ». « Les crimes du 7-Octobre sont évidemment le résultat de cette occupation et de la violence du siège de Gaza, dont je peux témoigner car une partie de ma famille y vit », poursuit l’étudiante en géographie à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
Au sein des comités, on observe une jeunesse étudiante d’une grande diversité, parmi laquelle beaucoup de femmes : « Ce n’est pas que des Arabes de banlieue ou une “minorité agissante”, comme l’affirmait l’ancien premier ministre Gabriel Attal. Non, dans les cortèges étudiants et les manifestations, on voit bien que cela touche tout le monde, et pas que les descendants d’immigrés », appuie Yasmine.

« Activisme » en ligne


Il reste que les enfants d’immigrés et les militants de la gauche syndicale et politique étaient les seuls, que ce soit par la transmission familiale ou par la formation politique, à maîtriser les bases d’un discours sur la question palestinienne.
Ces deux catégories restent les plus actives dans le mouvement, à l’instar d’Hortense, 22 ans, étudiante en master d’histoire médiévale, et Matar, 20 ans, en deuxième année de philosophie à la Sorbonne, tous deux inscrits au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) - Révolutionnaires. Déjà actifs dans la mobilisation contre la loi sur les retraites en 2023, ils ont participé au blocage du campus de Tolbiac et à des campements devant la Sorbonne : « J’ai l’impression qu’au fil du temps nous sommes devenus majoritaires », veut croire Hortense.


La présence des enfants d’immigrés témoigne de la permanence de la transmission familiale dans les consciences politiques, mais aussi de l’entrée en masse de cette catégorie sociale dans les études supérieures. C’est le cas de Sarra (le prénom a été modifié), 24 ans, dont la famille est marocaine. Elle est la première à faire des études supérieures en France. Elle aurait aimé faire du droit international mais a fini par opter pour une école de commerce privée. Elle se sent très isolée dans sa promotion, bien que « pas discriminée » : « J’essaie d’expliquer que c’est une histoire qui a commencé bien avant le 7-Octobre et que le Hamas ne représente pas tous les Palestiniens. Mais la moitié de mon école, y compris parmi mes amis, est de droite ou d’extrême droite. Ça a abîmé ma relation avec une fille juive dont j’étais proche. »


Sarra n’a participé qu’à une seule manifestation pour Gaza. L’essentiel de son « activisme » se fait en ligne, sur Instagram, où elle poste régulièrement des « stories » dans lesquelles elle expose ses positions. En direct depuis leur téléphone, les étudiants mobilisés ont assisté aux bombardements de l’armée israélienne en suivant les comptes de journalistes palestiniens. « Le fait qu’un pays pouvait raser un endroit de la carte, c’était effrayant. Tout ce qui avait été patiemment construit, comme l’Union européenne et le droit international, n’a servi à rien », confie Jéhanne, 24 ans, en double licence d’arts et de philosophie à Paris-I Panthéon-Sorbone. Pour ne pas être accusés de « mensonges », les citoyens palestiniens ont été « presque obligés de filmer au plus près leurs proches en train de mourir », se désole-t-elle.


Pour ces étudiants, la destruction de Gaza et les dizaines de milliers de morts qu’elle a engendrés ont ravivé la notion de « génocide ». « La question palestinienne nous a ouvert les yeux sur d’autres situations, au Soudan, au Congo. On s’aperçoit que la réalité de ce concept de génocide est plutôt actuelle, analyse Jéhanne. Ma génération ne pensait pas ouvrir les pages sombres de l’histoire du XXe siècle qu’on croyait avoir définitivement fermées. »
Amandine, 22 ans, étudiante en master à l’Institut de géographie de Paris-I Panthéon-Sorbonne, explique d’emblée qu’elle est originaire d’Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne), lieu d’un massacre de civils commis par une division SS en juin 1944 : « Pour moi, soutenir la Palestine, c’est une manière de poursuivre le devoir de mémoire. » Les parallèles avec la seconde guerre mondiale et la Shoah sont monnaie courante. Une manière aussi maladroite que malvenue d’essayer de dire la gravité de ce qui s’est passé.


« Il y a un caractère moral dans toute mobilisation et, ici, il vient d’un sentiment d’horreur face à la guerre », observe le politiste Robi Morder, président du Groupe d’études et de recherches sur les mouvements étudiants (Germe). « Gaza est la chose la plus choquante vécue par ma génération, enchaîne Hortense, pour qui le ressort de cette mobilisation est avant tout moral. C’est une cause qui nous rassemble, plus encore que le féminisme ou la lutte antiraciste. »


Les étudiants mobilisés ont été régulièrement accusés d’antisémitisme, y compris au sommet de l’Etat lorsque, alors premier ministre, Gabriel Attal s’était invité au conseil d’administration de Sciences Po Paris après une altercation lors d’une réunion consacrée à la situation à Gaza. « Pourtant, dans les comités, des étudiants juifs sont bien présents », rapporte Jéhanne.


Ce dont témoigne Yara, étudiante de confession juive à Reims (Marne) : « Nous savons ce qu’est un génocide, un massacre, une haine ressentie envers une population, puisque nos familles l’ont vécu. On nous accuse de ne pas comprendre les mots. Nos détracteurs ne les comprennent pas eux-mêmes en faisant des amalgames entre sionisme et judaïsme ou entre antisémitisme et antisionisme. »


Mais pour Yossef Murciano, président de l’Union des étudiants juifs de France, le constat est plus nuancé. Les comités Palestine comptent « plein de gens sincères, mais aussi une très petite minorité qui est entrée dans le mouvement seulement parce qu’elle est antisémite, et celle-là n’en a rien à faire de la cause palestinienne », affirme-t-il. Il souligne la résurgence de symboles nazis « dès le 7 octobre [2023] », lorsqu’une étudiante juive a trouvé une croix gammée gravée sur sa table, à Paris-VIII.

Rapport de force


« Si des étudiants juifs sont attaqués sans avoir affiché aucun soutien au gouvernement israélien, c’est donc bien contre des juifs en France que cet antisionisme est dirigé », estime Yossef Murciano, qui déplore l’apparition de tags appelant à l’« Intifada à la fac ». Pour Jéhanne, ces accusations contre le mouvement sont une « tentative de créer une guerre civile entre les musulmans et les juifs ». « Cette accusation est un piège, une prophétie autoréalisatrice », renchérit Hortense.


Quand elle pense aux seize mois écoulés, Aïcha, 21 ans, y voit un tournant. « Avant, j’essayais de garder une forme de candeur, de ne pas trop y penser, mais mon engagement me pousse désormais à faire en sorte que les choses bougent. Je veux être le grain de sable qui enraye la machine », rapporte la Franco-Libanaise, en master d’histoire à l’université Lyon-II.


Même transformation chez Rania, en licence de neurosciences à Sorbonne Université : « Depuis octobre 2023, je me suis mise au militantisme presque à plein temps. Et je vois autour de moi que les étudiants ont changé. Ils font attention à ce qu’ils achètent, ils sont tous passés au boycott de Nestlé, Starbucks et Carrefour, ces grandes marques toujours présentes en Israël. »


La question des partenariats académiques et de recherche des universités françaises avec leurs homologues israéliennes – alors qu’ils ont été rompus avec la Russie dès le début de la guerre en Ukraine – alimente les tensions. « On dénonce par exemple l’université Bar-Ilan, qui promeut la colonisation, développe des tactiques de guerre, mobilise des jeunes pour aller sur le front », illustre Zayd.


Pour se documenter sur les liens de leurs établissements avec Israël, les étudiants des comités ont épluché les sites Internet. « Il est très difficile d’avoir accès aux documents officiels qui indiquent le contenu et les implications précises d’un partenariat avec une entreprise ou avec une université israélienne », indique Adrien Villeneuve, 23 ans, élu étudiant de l’organisation Poing levé à la commission de la formation de Paris-I Panthéon-Sorbonne. Sur cette question, Hortense, du NPA - Révolutionnaires, ne croit plus au passage par les conseils d’université, mais plutôt au rapport de force : « Si étudiants et professeurs font grève en masse, la question sera mise sur la table. Sinon, les universités ne céderont pas. » Les conditions d’une telle mobilisation ne semblent pas réunies pour le moment.
 

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