Vider Gaza, ce vieux rêve israélien

Publié le par FSC

Alain Gresh
Le Monde-diplomatique de Mars 2025
Directeur du journal en ligne Orient XXI, auteur de Palestine. Un peuple qui ne veut pas mourir, Les Liens qui libèrent, Paris, 2024.

 

 

 Rehaf Al Batniji. – De la série « No Shoes to Choose » (Pas de chaussures à mettre), 2023© Rehaf Al Batniji - rehafalbatniji.com

 

La proposition du président américain Donald Trump de déporter plus de deux millions de Palestiniens de Gaza vers l’Égypte et la Jordanie a suscité des réactions très diverses, mais un soutien important en Israël. Elle correspond à d’anciennes velléités de l’establishment israélien, pour qui ce territoire représente depuis 1949 un obstacle au projet ­sioniste.

«J’aimerais que Gaza sombre dans la mer. » Nous sommes en septembre 1992. L’Union soviétique a disparu et, une à une, les crises internationales qui ont jalonné la guerre froide, de l’Afrique australe à l’Amérique centrale, se dénouent. À Washington, Israël discute avec les pays arabes, mais aussi avec une délégation jordano-palestinienne sur l’avenir de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est. L’homme qui exprime le vœu de voir disparaître Gaza, alors même qu’il négocie avec les Palestiniens, vient de gagner les élections israéliennes de juin 1992 et de battre la coalition de droite dirigée par Itzhak Shamir. Il s’appelle Itzhak Rabin. Un extrémiste juif l’assassinera trois ans plus tard, pour avoir signé les accords d’Oslo de 1993. Si Rabin précise alors que son rêve de voir Gaza engloutie lui apparaît irréaliste, il sait qu’une large partie de ses compatriotes et de ses opposants politiques partagent son désir d’en finir avec ce territoire où les espoirs de liquider le peuple palestinien se brisent depuis près de cinquante ans.

La ville-port de Gaza a une longue histoire, parfois glorieuse, qui remonte à l’Antiquité. Mais la « bande de Gaza » n’a jamais constitué une entité administrative homogène, ni du temps de l’Empire ottoman ni sous le mandat britannique (1922-1948). La guerre israélo-arabe de 1948-1949 en dessine les contours. À son issue, par rapport à ce qui lui revenait dans le plan de partage de la Palestine voté le 29 novembre 1947 par l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU), Israël agrandit son territoire. Seules la Cisjordanie et Jérusalem-Est lui échappent — la Jordanie les annexera —, ainsi que 365 kilomètres carrés, à la frontière du Sinaï. Ce lambeau de terre inclut la ville de Gaza. Son statut restera longtemps incertain, car l’Égypte qui la contrôle entre dans une période de bouleversements avec la chute du roi Farouk, le 23 juillet 1952.

Gaza se caractérise par la forte proportion de réfugiés — aux 80 000 habitants originels se sont ajoutés 200 000 à 250 000 Palestiniens expulsés de leurs foyers lors de la Nakba (1948-1949). Une seule espérance les anime, le retour. Ceux qu’Israël dénonce comme des « infiltrés » passent la ligne de cessez-le-feu pour tenter de récupérer leurs biens confisqués, ou pour se venger. C’est Moshe Dayan, à l’époque chef d’état-major de l’armée israélienne, qui a le mieux compris leur état d’esprit, à la suite de l’assassinat d’un garde de kibboutz à la frontière de Gaza en avril 1956 : « Ne blâmons pas les meurtriers, déclare-t-il lors des obsèques. Depuis huit ans, ils sont installés dans les camps de réfugiés, et, sous leurs yeux, nous nous sommes approprié les terres et les villages où eux et leurs pères habitaient. »

Aux actions individuelles des « infiltrés » succèdent les actions collectives d’une nouvelle génération de militants. D’abord contre les raids meurtriers d’Israël, qui a mis sur pied une unité secrète pour « frapper à la source les foyers d’infiltration (1)  », dirigée par un officier ambitieux appelé à devenir premier ministre, Ariel Sharon ; ensuite contre le projet décidé par Le Caire avec l’agence des réfugiés palestiniens (Unrwa) d’installer des dizaines de milliers de réfugiés dans le Sinaï. L’attaque meurtrière israélienne du 28 février 1955, qui fait des dizaines de morts, entraîne un soulèvement à Gaza le 1er mars, orchestré par un comité de coordination qui regroupe Frères musulmans, communistes, nationalistes et indépendants.

« Ils ont signé le projet Sinaï avec de l’encre, nous l’effacerons avec notre sang » ; « Pas de transfert, pas d’installation », scande-t-on dans les rues de la ville et bientôt dans tout le territoire. Les manifestants conspuent Israël, les États-Unis et le nouvel homme fort égyptien, Gamal Abdel Nasser. Ils exigent des armes, un entraînement militaire et le droit de s’organiser. Le mouvement s’étend au Caire. Le Raïs accepte de recevoir les organisateurs, promet d’abandonner le projet d’installation et d’aider à la création de milices. Nasser formalise alors le statut du territoire. Il promulgue le 11 mai 1955 une « loi fondamentale de la région sous le contrôle des forces égyptiennes en Palestine ». Elle fera de Gaza le seul morceau de la Palestine historique à conserver une autonomie et à maintenir vivante l’idée d’un État, tout en symbolisant le drame des réfugiés palestiniens.

Perdant foi dans les négociations pour une paix avec Israël sous égide britannique ou américaine, Nasser se radicalise : il assiste à la conférence des non-alignés de Bandung en avril 1955 ; il signe un accord d’achat d’armes avec la Tchécoslovaquie, rendu public en septembre 1955, et brise un monopole occidental au Proche-Orient. Il annonce aussi la création d’unités palestiniennes à Gaza, mais sous étroite surveillance ; le Raïs se méfie de toute action qui risquerait de l’entraîner dans une guerre avec Israël. Il n’hésite pas à poursuivre et emprisonner des militants trop remuants.

Dans le chaudron de Gaza se forgent des cadres appelés à jouer un rôle majeur dans le Fatah, notamment Khalil Al-Wazir (Abou Jihad) et Mohamed Khalaf (Abou Iyad), qui seront les principaux adjoints de Yasser Arafat (2). Des fluctuations de Nasser et de la subordination de leurs revendications à la politique régionale et internationale du Caire, ils conservent une méfiance tenace à l’égard des régimes arabes. La libération des Palestiniens ne peut venir que des Palestiniens eux-mêmes.

En avril 1955, le gouvernement israélien discute une proposition de David Ben Gourion, alors ministre de la défense, d’occuper Gaza. Le cabinet la rejette, mais ce n’est que partie remise. Quand, le 26 juillet 1956, Nasser nationalise la Compagnie du canal de Suez, les gouvernements britannique, français et israélien décident de le renverser. Chaque capitale poursuit ses propres objectifs. Paris cherche à gagner en Égypte la guerre que la France perd en Algérie, en tarissant les envois d’armes au Front de libération nationale (FLN) ; Londres espère retrouver son influence déclinante au Proche-Orient et Tel-Aviv vise à élargir ses conquêtes, notamment à Gaza. L’occupation de ce territoire durera du 2 novembre 1956 au 7 mars 1957. Il faudra un ultimatum américain pour imposer le retrait à un gouvernement israélien plus que réticent.

On connaît les épisodes de ce que l’on appelle la « crise de Suez ». Moins ce qui se joue à Gaza durant cette première occupation. Nombre de dirigeants palestiniens étant emprisonnés en Égypte, les tentatives de résistance armée restèrent limitées. Mais pas la répression israélienne. « Avec 930 à 1 200 personnes tuées (pour une population de 330 000 habitants), le bilan humain (…) est terriblement lourd, rappelle l’historien Jean-Pierre Filiu. Si l’on ajoute le nombre des blessés, emprisonnés et torturés, environ un habitant sur cent a été frappé dans sa chair par la violence de l’envahisseur. »

« Riviera du Proche-Orient »


Le retour de l’administration égyptienne, que la population de Gaza avait unanimement réclamé, ouvre une période de calme relatif. Les raids israéliens se font moins nombreux, les « infiltrés » aussi. Nasser affirme son leadership sur le monde arabe. L’idée s’impose que l’unité arabe permettra la libération de la Palestine. D’une décision de la Ligue arabe naît en 1964 l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), étroitement contrôlée par Le Caire, tandis que le Fatah, créé par Arafat, lance ses premières actions armées à partir de la Jordanie en janvier 1965. Entre-temps, Gaza est transformée par Nasser en une vitrine du calvaire palestinien. S’y succèdent Ernesto « Che » Guevara (1959), Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir (1967). Le voyage du célèbre couple lui inspire peu d’empathie pour les réfugiés ; face à leur sort, l’auteure du Deuxième Sexe s’interroge : « N’en étaient-ils pas en partie responsables (3)  ? »

Dans les mois qui suivent la guerre de juin 1967 et l’occupation de Gaza, le gouvernement israélien expulse vers la Jordanie 75 000 personnes — la première ministre Golda Meïr les dénonce comme une « cinquième colonne » —, tandis que 25 000 autres, à l’extérieur au moment du conflit, se voient interdits de retour. De 40 000 à 50 000 civils fuient. En 1968, deux colonies israéliennes se créent à Gaza.

Si les fedayins (combattants) engagent des actions armées en Cisjordanie à partir de la Jordanie, c’est à Gaza que s’organise la résistance armée la plus longue, sans base arrière, appuyée massivement par la population des camps. Un large front se crée, mais sans les Frères musulmans, qui choisissent la voie de la légalité jusqu’en 1987 et la création du Hamas. Il faut attendre 1972 pour que l’armée israélienne assure son contrôle sur Gaza, sous la direction de Sharon, dont les bulldozers ouvrent de vastes voies dans les camps pour laisser le passage aux véhicules blindés. Des dizaines de milliers d’habitants sont chassés, des milliers d’habitations détruites. Les massacres de 1971-1972, après ceux de 1956, s’inscrivent dans la chair et la mémoire des Palestiniens, sans entamer leur volonté de résistance.

D’où la reprise d’une vieille idée du mouvement sioniste, le « transfert », mot pudique pour désigner un nettoyage ethnique, l’expulsion des habitants de leurs foyers. Le « transfert », comme le résume le journaliste et historien israélien Tom Segev, c’est l’« essence même du rêve sioniste ». Pendant des mois, au sein d’un gouvernement israélien dominé par la « gauche », les ministres échangent sur le sujet, sans aucun tabou (4). « Nous leur disons de déménager à El Arish [dans le Sinaï] ou ailleurs », explique l’un d’eux… « Nous leur donnons d’abord la possibilité de le faire volontairement. Si la personne ne vient pas prendre ses affaires, nous faisons venir un bulldozer pour démolir la maison. S’il reste des gens, nous les expulsons. Nous leur donnons quarante-huit heures. » Un autre reconnaît : « Si nous voulons que ce territoire fasse partie de l’État d’Israël, nous devons nous débarrasser d’une partie de la population, quel qu’en soit le coût. » Et il ne faut pas hésiter à utiliser la coercition, surenchérit un troisième : « Il s’agit d’une douleur ponctuelle, et on peut expliquer que c’est nécessaire pour des raisons de sécurité. » L’un des ministres, reconnaissant que les conditions ne sont pas réunies pour une telle opération au niveau international, fait cette remarque prémonitoire : l’usage de la force ne serait possible que dans le cadre d’« une grande commotion ».

La résistance armée écrasée à Gaza, la politique prend le pas. L’OLP et ses diverses organisations s’affirment au détriment des élites traditionnelles. Nul hasard si la première Intifada y éclate le 9 décembre 1987. Elle va rebattre les cartes et déboucher sur la proclamation de l’État palestinien au Conseil national palestinien de 1988 réuni à Alger, puis sur ce que l’on appellera le « processus d’Oslo ». L’échec de celui-ci renforcera le Hamas, qui l’avait dénoncé et qui remporte les élections législatives de 2005. Le refus des États-Unis et de l’Union européenne d’accepter ce résultat, les diverses pressions arabes et internationales, le sectarisme du Fatah comme celui du Hamas alimenteront les divisions et déboucheront sur la prise de pouvoir du second à Gaza. Israël instaure alors un blocus du territoire et lance une demi-douzaine de guerres successives jusqu’à l’attaque du 7 octobre 2023.

La « grande commotion » attendue depuis longtemps secoue Israël. Elle relance le projet d’expulsion que le président Donald Trump relaye. C’est sans doute la première fois depuis la fin de la seconde guerre mondiale qu’un chef d’État appelle ouvertement à ce que le droit international désigne comme un crime contre l’humanité. Mélange de cynisme et de cupidité : son entourage d’oligarques voit la « Riviera du Proche-Orient » comme une occasion de bonnes affaires immobilières.

Le gouvernement israélien n’a pas tardé à s’engouffrer dans cette brèche. Alors que 40 000 Palestiniens de Cisjordanie ont déjà été expulsés de leurs habitations, le ministre de la défense Israël Katz appelle l’armée à se préparer au « départ volontaire » des Gazaouis. Avec une malhonnêteté certaine, il ajoute : « Les habitants de Gaza devraient être autorisés à quitter la région et à émigrer, comme c’est le cas partout dans le monde » (The Times of Israel, 6 février 2025). M. Katz oublie que, depuis 1967, Israël n’accorde cette « liberté » qu’à condition de ne pas revenir. Les Palestiniens l’ont bien compris, qui, par centaines de milliers, à pied, à cheval, en carriole, seuls ou en famille, avec ou sans bagages, ont regagné leur foyer détruit pour s’y installer sous des tentes, malgré tous les risques, de bombes non explosées ou d’effondrement. Ainsi, ils démontrent l’attachement à leur terre et un esprit de résistance que des décennies de guerre et d’occupation n’ont pas brisé.



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(1) Jean-Pierre Filiu, Histoire de Gaza, Fayard, Paris, 2012.
(2) Lire « Gaza l’insoumise, creuset du nationalisme palestinien », Le Monde diplomatique, août 2014.
(3) Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Gallimard, Paris, 1972.
(4) Ofer Aderet, « “We give them 48 hours to leave” : Israel’s plans to transfer Gazans go back 60 years » et « “The zionist dream in essence” : The history of the Palestinian transfer debate, explained », Haaretz, Jérusalem, respectivement 5 décembre 2024 et 12 février 2025.

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