Israël : l’interdiction de l’UNRWA, une décision sans précédent qui met en péril l’aide aux Palestiniens en pleine guerre
Alors que la bande de Gaza est soumise à la pire crise humanitaire de son histoire, les élus israéliens ont adopté deux textes visant à compromettre les activités de l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens dans l’enclave mais aussi en Cisjordanie occupée et à Jérusalem-Est. Un objectif poursuivi de longue date et condamné par la communauté internationale.
Par Jean-Philippe Rémy (Jérusalem, correspondant)
Publié le 29 octobre 2024
Le Monde
Ce fut expédié en deux petites heures au Parlement, la Knesset, par deux votes quasiment unanimes – et à peine remarqué en Israël. Il s’agit pourtant d’un acte d’ampleur, mettant en cause tout à la fois une agence de l’Organisation des Nations unies (ONU), empêchée désormais d’opérer, ainsi que le sort de l’aide humanitaire dans Gaza et les territoires palestiniens occupés. Au-delà se joue donc l’avenir des habitants de ces territoires, incluant la Cisjordanie et Jérusalem-Est.
A une majorité sans appel les députés israéliens ont approuvé, lundi 28 octobre, deux projets de loi dont l’effet est de mettre, techniquement, un terme aux activités de l’UNRWA, l’agence de l’ONU chargée des réfugiés palestiniens. L’éventualité de ce vote, précédé par deux examens en comité au cours des mois écoulés, avait alarmé les Nations unies, comme de nombreux pays – Etats-Unis, France et Royaume-Uni en particulier. Mais les élus israéliens ont passé outre les mises en garde internationales.
La première loi votée lundi soir à la Knesset a pour effet de bannir les activités de l’UNRWA du « territoire souverain » israélien, et donc de Jérusalem-Est, conquise pendant la guerre des Six-Jours, en 1967, avant d’être annexée par un vote de la Knesset en 1980. La partie orientale de Jérusalem est toujours considérée comme occupée par les Nations unies ainsi que par la majeure partie de la communauté internationale. Cette loi, proposée par Boaz Bismuth, député du Likoud, le parti du premier ministre, Benyamin Nétanyahou, aura pour effet de suspendre les activités de l’UNRWA à Jérusalem-Est, notamment dans le domaine de l’éducation, mais aussi de faciliter le processus d’expulsion des locaux occupés par l’agence.
Une agence « indispensable »
M. Bismuth affirmait, sans plus de détails, lundi, que des réunions avaient eu lieu, en amont, afin que la municipalité de Jérusalem soit en mesure de remplacer l’UNRWA au pied levé. Lundi soir, il concluait : « Les menaces et pressions de la communauté internationale pour bloquer mon projet de loi ont échoué. » Dans un communiqué, il qualifiait l’UNRWA d’« agence humanitaire pour le Hamas ». Sans apporter de preuves, le gouvernement israélien déclare avoir calculé que 10 % environ des employés de l’agence, qui en compte 30 000 au total, dont 13 000 à Gaza, sont affiliés au Hamas ou au Jihad islamique palestinien. Selon une enquête de l’ONU publiée en août, « neuf personnes [de l’agence] pourraient avoir été impliquées » dans les massacres du 7 octobre 2023 qui ont entraîné la mort de 1 200 personnes en Israël. Mais l’agence des Nations unies dit attendre, en vain, les éléments étayant les accusations israéliennes portant sur des centaines de personnes. Un audit sur la neutralité de l’agence publié en avril par l’ex-ministre de l’Europe et des affaires étrangères française Catherine Colonna a estimé que l’UNRWA demeurait « irremplaçable et indispensable ».
En fin de journée, lundi, des manifestants se sont rassemblés – comme ils le font souvent pour « mettre la pression », y compris par des jets de cocktails Molotov – devant le complexe de l’UNRWA, à Jérusalem-Est, déjà visé par une procédure d’expulsion, et ont jeté des pierres contre les véhicules de l’ONU. Ce complexe, que les autorités israéliennes envisagent déjà de transformer en unités de logement, fait office de plateforme pour les opérations à Gaza, où se trouvait, avant le 7 octobre, l’un des deux quartiers généraux de l’organisation, l’autre se trouvant à Amman, en Jordanie.
La loi proposée par Boaz Bismuth a été adoptée par 92 voix pour et 10 contre. L’opposition, dans sa grande majorité, est en phase avec le pouvoir dans son rejet frontal, et de longue date, de l’UNRWA, symbole de la question des réfugiés palestiniens, point de crispation depuis la création de l’Etat d’Israël en 1948. L’essentiel des votes s’opposant au texte a donc émané du petit nombre des députés arabes israéliens ou de représentants ultraminoritaires de l’extrême gauche. Lors des débats avant le vote, des scènes de tension se sont déroulées au sein du Parlement. Alors que le député Mohammed Tibi, de la coalition Hadash-Ta’al (extrême gauche), se livrait à un discours enflammé, accusant le pouvoir d’être « fasciste », il a été pris à partie, physiquement, par Tally Gotliv, députée comptant parmi les dures du Likoud, laquelle a dû être éloignée de force par les huissiers de la Knesset.
Le deuxième texte de loi, adopté par 87 voix contre 9, a pour objet de suspendre tout contact entre les représentants de l’Etat en Israël et l’UNRWA ainsi que ses employés. Le texte, qui devrait entrer en vigueur sous 90 jours, devrait avoir pour conséquence de mettre un terme à la délivrance de visas pour les employés étrangers de l’UNRWA, mais surtout d’empêcher le passage des marchandises et des personnels nécessaires au fonctionnement de l’agence à Gaza, en Cisjordanie occupée ou à Jérusalem-Est, qu’il s’agisse de l’aide humanitaire, de la gestion des écoles ou de l’assainissement.
A terme, 46 000 enfants ayant le statut de réfugiés en Cisjordanie ou à Jérusalem-Est seront privés d’éducation − en plus des 625 000 élèves de Gaza. Juste avant le vote, dont l’issue ne faisait aucun doute, Matthew Miller, porte-parole du département d’Etat américain, a exhorté le gouvernement israélien à faire en sorte que ces lois ne soient pas appliquées, estimant que l’UNRWA jouait un « rôle irremplaçable à présent à Gaza, où [ses employés] se trouvent sur les lignes de front pour apporter de l’aide humanitaire aux gens qui en ont le plus besoin. Personne ne peut les remplacer, dans ces circonstances, en plein milieu de la crise. » Il a averti : « Si l’UNRWA s’en va, on va voir des civils ne plus avoir accès à de la nourriture, à de l’eau, à des médicaments, dont ils ont besoin pour vivre. Nous trouvons cela inacceptable. »
« Colonne vertébrale » de l’aide à Gaza
Aida Touma-Suleiman, députée du parti Hadash (extrême gauche), après s’être livrée, elle aussi, à un discours en faveur de l’UNRWA aussi passionné que désespéré, à la tribune de la Knesset, déclarait, abattue, après le vote, que l’Etat d’Israël avait « mis en place aujourd’hui des politiques qui sapent directement les valeurs de ses fondations [du droit international] et sont un défi aux accords internationaux ». Adalah, l’organisation de défense des droits de la minorité des Palestiniens d’Israël, qualifiait, lundi soir, le vote de « tentative délibérée de retirer leur statut de réfugiés à 2,5 millions de Palestiniens, et leur droit au retour ».
L’agence, créée par l’Assemblée générale de l’ONU en 1949, est considérée comme « la colonne vertébrale » de l’aide à Gaza, et dispose d’un réseau d’entrepôts et de sites sans lesquels il est difficile d’organiser une campagne de distribution d’aide, alors que la plupart des infrastructures sont détruites. « Il n’y a pas d’alternative à l’UNRWA », a affirmé le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, appelant « Israël à agir en conformité avec ses obligations relevant de la Charte des Nations unies et ses obligations à l’égard des lois internationales, incluant celles relevant du droit humanitaire, ainsi que celles ayant trait aux privilèges et immunités des Nations unies ».
« Les lois nationales ne peuvent altérer ces obligations », a-t-il insisté avant d’annoncer son intention de « porter cette question devant l’Assemblée générale des Nations unies ». Les observateurs sont sceptiques sur les chances d’une procédure, qui devrait être lancée par L’Irlande, la Norvège, la Slovénie et l’Espagne, quatre pays ayant reconnu l’Etat de Palestine, ont « condamné » le texte adopté lundi, tandis que l’Allemagne l’a « vivement critiqué ». La Jordanie a dénoncé une tentative d’« assassinat politique » de l’UNRWA.
Benyamin Nétanyahou a, de son côté, affirmé qu’Israël était « prêt » à « travailler avec [des] partenaires internationaux » pour continuer à « faciliter l’aide humanitaire à Gaza d’une façon qui ne menace pas [sa] sécurité ». Début octobre, Itamar Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale, et Bezalel Smotrich, ministre des finances – les deux piliers de l’extrême droite dans la coalition israélienne –, avaient avancé l’idée de confier à l’armée la gestion de l’aide humanitaire à Gaza, tablant déjà sur la disparition de l’UNRWA. Les responsables militaires, comme ceux des services de renseignement intérieurs, avaient exclu cette hypothèse, non parce que l’UNRWA trouvait grâce à leurs yeux, mais parce qu’ils jugeaient dangereux, pour les soldats, d’être impliqués dans une telle opération.
Une forme de vide menace donc, dans le dispositif humanitaire déjà fortement compromis à Gaza. Les accès des organisations non gouvernementales et de l’ONU n’y ont été possibles qu’au compte-gouttes dernièrement, notamment dans le Nord, où les populations sont confrontées à un déluge de feu et à des privations de plus en plus insoutenables.