« Rien ne justifiait cette tuerie et cette fracture » : au Liban, 50 ans après la guerre civile, l’avertissement des anciens ignoré par les jeunes générations

Publié le par FSC

Paul Khalifeh
L'Humanité du 14 avril 2025

 

Après les « incidents » du 13 avril 1975, le Liban a été plongé dans un engrenage de violences marqué par d’abominables atrocités qui ont duré 15 ans.© Zuma/ABACA

 

Les Libanais ont débuté depuis le 13 avril, les commémorations du cinquantième anniversaire de la guerre civile qui a mis le pays à feu et à sang durant quinze années. Trente-cinq ans après, l’ancienne génération pointe l’absurdité des combats et la nouvelle ne l’écoute pas.
« Les sons, les odeurs, les images, tout est gravé à jamais dans ma mémoire. Je revois la scène comme si je l’avais vécue hier, dans ses moindres détails… mais j’espère ne jamais la revivre. » Installé sur une chaise basse devant sa petite épicerie de quartier, Sarkis raconte, le regard vague, les « incidents » du 13 avril 1975, qui ont déclenché la guerre civile du Liban. Cinquante ans après les souvenirs sont intacts.
« Lorsque les tirs ont éclaté vers 10 heures, la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre : ”les Palestiniens nous envahissent”, se souvient cet octogénaire à la voix enrouée. Les jeunes accouraient de partout, les armes à la main. Quand le silence est retombé, une odeur âcre de poudre me piquait les narines. Les tirs ont duré une vingtaine de minutes. Quand j’ai débouché dans la rue, je suis resté immobile, comme cloué au sol. La scène ressemblait à un champ de bataille, les voitures, les murs, les devantures des magasins étaient criblés de balles. Des débris de verre recouvraient le trottoir. Des corps pendaient des fenêtres d’un bus scolaire et des filets de sang coulaient encore sur la carrosserie trouée par des dizaines d’impacts… j’ai eu un mauvais pressentiment. »
Ce témoin du « massacre du bus d’Aïn el-Remmané » ne se doutait pas encore qu’il venait d’assister à l’étincelle de la guerre civile du Liban, un des conflits les plus meurtriers du XXe siècle, qui fera, en 15 ans, plus de cent cinquante mille morts, des centaines de milliers de blessés et des millions de déplacés. Le bus transportait des Palestiniens du camp de réfugiés de Bourj Barajné, dans la banlieue sud de Beyrouth, qui allaient assister à un meeting politique. Il a été attaqué par des miliciens du parti des « phalanges libanaises », ou Kataëb, de la droite chrétienne. Les 27 occupants et quatre autres personnes ont été tués. Un seul rescapé, le chauffeur.

« Au fil des ans j’ai réalisé l’absurdité de la guerre »
L’ancienne rue de Saïda s’est alors transformée en ligne de démarcation qui sépare Aïn el-Remmané, un quartier à majorité chrétienne, de la banlieue sud de Beyrouth, à majorité musulmane. « Mon épicerie se trouvait dans le renfoncement d’un immeuble, à l’abri des tireurs embusqués et des obus de mortiers échangés des deux côtés de la ligne de démarcation, raconte Sarkis. De mon petit escabeau transformé en chaise j’ai assisté à toute la guerre. »
Après l’attaque du bus, le Liban a été plongé dans un engrenage de violences marqué par d’abominables atrocités qui ont duré 15 ans. « Comme tout le monde, je croyais que les musulmans et leurs alliés Palestiniens voulaient envahir nos quartiers, prendre nos maisons et tuer nos femmes et nos enfants, poursuit Sarkis. Au fil des ans, j’ai réalisé l’absurdité de la guerre et j’ai compris que tous ces récits avaient pour but d’instiller la peur dans nos cœurs. Quand on a peur, on ne réfléchit plus et on se laisse guider par les instincts les plus primitifs. »
De l’autre côté de l’ancienne ligne de démarcation, dans le quartier à majorité chiite de Chiyah, Abou Hussein termine une partie de tric-trac en sirotant un thé. Lui aussi a vécu, de l’autre extrémité de la scène, les incidents du 13 avril 1975. « Les esprits étaient chauffés à blanc par un discours haineux dans les deux camps, se souvient cet ancien cordonnier âgé de 78 ans. Les partisans des Kataëb étaient dépeints comme des agents d’Israël, des ”réactionnaires” qui préféraient démembrer le Liban plutôt que de procéder à des réformes politiques. »
L’attaque du bus a jeté le Liban dans une dynamique de guerre civile que rien ne semblait pouvoir arrêter. « Dans les deux camps, les miliciens ne représentaient qu’une petite minorité. Mais dans la guerre civile, cette poignée d’individus occupe le terrain et prend en otage la population qui n’a plus aucun moyen de peser sur les événements… donc sur son destin. »

Les fractures d’une nouvelle génération
Sarkis, Abou Hussein et la plupart des hommes et des femmes qui appartiennent à leur génération, celle qui a vécu la guerre civile, tiennent le même discours. Qu’ils soient musulmans ou chrétiens, ils jugent la guerre « absurde » et regrettent les années perdues dans la souffrance et la violence.
« Pour rien au monde je ne revivrais cette tragédie, martèle Sarkis. Rien, absolument rien ne justifiait cette tuerie et cette fracture et tous les slogans des hommes politiques n’étaient que des mensonges. » Sur le même ton, Abou Hussein lance : « Ça n’en valait pas la peine… toutes ces souffrances endurées, toutes ces vies perdues pour reprendre les mêmes leaders et recommencer. Une partie de tric-trac avec mon voisin chrétien vaut tous les slogans avec lesquels nous avons été abreuvés. »
Ce discours sage et conciliant fait défaut chez la nouvelle génération. Dans la rue chrétienne, la haine dirigée dans le passé contre les Palestiniens cible aujourd’hui le Hezbollah. « Le Hezbollah est un camouflage pour déguiser l’occupation iranienne, il doit être désarmé par tous les moyens, même de force s’il le faut », décrète Charbel, la vingtaine, rencontré dans un centre de jeux électroniques à Aïn el-Remmané. Ses camarades acquiescent d’un hochement de tête.


De l’autre côté de l’ancienne ligne de démarcation, le discours n’est pas plus apaisant chez les jeunes. « Ils préfèrent Israël à leurs compatriotes chiites, tonne Jaafar, un livreur de pizzas. Ils ne nous considèrent pas Libanais et ne compatissent pas avec nous. Certains ne cachaient pas leur satisfaction lorsque l’aviation israélienne démolissait nos quartiers sur nos têtes lors de la dernière guerre. » Malgré le cessez-le-feu conclu le 27 novembre, le gouvernement de Benyamin Netanyahou poursuit ses frappes quasi quotidiennes. 115 personnes, en majorité des civils, ont été tuées depuis le début de la trêve.

Le spectre d’une nouvelle guerre


Ces discours extrémistes comme celui de Jaafar alimentés par des rumeurs fantaisistes entretiennent une tension permanente qui dégénère parfois en rixes ou en affrontements. Consciente du danger, l’armée libanaise maintient, le long de l’ancienne ligne de démarcation des unités prêtes à intervenir d’urgence pour étouffer dans l’œuf tout incident.
Un sondage publié dimanche 13 avril par l’Institut de recherche « International information » montre que 51,7 % des Libanais sont inquiets d’une reprise de la guerre civile. « Les jeunes n’ont pas vécu la guerre, ils pensent que c’est un jeu. On a beau leur parler de notre expérience, certains sont prêts à refaire nos erreurs », déplore Sarkis.
En l’absence d’un véritable travail sur la mémoire, d’une authentique réconciliation, et d’une lecture unifiée de l’histoire, les mêmes lignes de fractures traversent la société libanaise trente-cinq ans après la fin de la guerre. Un mauvais présage pour l’avenir.

 

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