Francesca Albanese, rapporteure spéciale de l’ONU pour les territoires palestiniens occupés : « Les Palestiniens sont pris pour cible en tant que peuple »
Pierre Barbancey
L'Humanité du 25 mai 2025
Francesca Albanese, rapporteure spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés depuis 1967, explique en quoi la guerre à Gaza est génocidaire et estime qu’il est de la responsabilité des dirigeants politiques de suivre les recommandations de la Cour internationale de justice, qui pointe « les risques de génocide », pour le prévenir avant qu’il ne soit trop tard.
Francesca Albanese, rapporteure spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés depuis 1967, a participé, à Cannes, à une conférence de presse organisée par la réalisatrice iranienne Sepideh Farsi, dont le documentaire Put Your Soul on Your Hand and Walk, présenté au festival du film, est consacré à Fatima Hassouna, photojournaliste gazaouie âgée de 25 ans tuée par un missile israélien le 16 avril, alors qu’elle venait d’apprendre que le documentaire avait été sélectionné dans la section Acid.
Depuis la plainte de l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice, de quelle façon la question du génocide à Gaza se pose-t-elle ?
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Francesca Albanese
C’est une question qui se pose de façon accablante, parce que les preuves de ce génocide sont partout. Je ne suis d’ailleurs pas la seule à me demander ce qu’il faudrait qu’Israël fasse de plus pour que les États réagissent et prennent leurs responsabilités. Pire même, beaucoup d’États sont en train de soutenir activement ce qu’Israël est en train de faire, politiquement, économiquement et militairement.
Le dernier volet de mes recherches porte sur les intérêts privés et les flux financiers. Si la Palestine était une scène de crime, il y aurait les empreintes d’une industrie plurisectorielle qui a profité du génocide des Palestiniens. C’est ça la réalité. Alors comment on s’y oppose, entre l’indignation d’une partie de la population et l’indifférence de l’autre, sans parler de la complicité des pouvoirs ?
Quels sont les éléments qui amènent à penser qu’il y a un génocide d’abord, de quelle manière cela va être nommé génocide, et par qui ?
Francesca Albanese
Moi, quand je parle de génocide, je le fais dans un contexte avec des catégories très spécifiques qui sont celles du droit international. Ce qui constitue un génocide est déterminé par l’article 2 de la convention sur le génocide de 1948. Il stipule que des actes qui sont en tant que tels criminels comme la tuerie, l’infliction de souffrances graves au corps ou psychologiques, la création de conditions de vie calculées pour mener à la destruction ou encore l’entrave aux naissances, le transfert des enfants sont des actes constitutifs de génocide quand ils sont commis avec l’intention de détruire un groupe en tant que tel.
Le groupe en tant que tel, on le repère facilement dans ce cas, puisque, à Gaza, tous les Palestiniens ont été ciblés, même les enfants. Nous l’avons dit dès le début. Maintenant, cela dure depuis un an et demi, nous n’en sommes plus au début.
Et s’il ne s’agissait pas d’un crime intentionnel, on aurait dû voir les traces d’une marche arrière de la part d’Israël. On aurait pu également assister à des tentatives d’enquêtes judiciaires ou des prises de position de membres du gouvernement s’opposant aux méthodes, mots ou propos féroces de quelques-uns, voire à une opposition du Parlement. Rien de cela. C’est l’ensemble de l’apparatus institutionnel qui est animé par cet esprit d’élimination des Palestiniens.
Le but n’est pas de tous les tuer mais cela n’est pas nécessaire à la constitution d’un génocide. Le but, c’est de les chasser de leur terre, de ce qui reste de leur terre. Et s’ils ne partent pas, on les tue. Parce que finalement, le génocide, c’est la destruction physique d’un peuple. Et ce n’est pas seulement le peuple comme ensemble d’individus, c’est le peuple comme esprit de peuple, vie du peuple. Il y a l’élément collectif qui, là, est ciblé, frappé au cœur. Si ce n’est pas un génocide, c’est quoi ?
Emmanuel Macron a récemment déclaré que ce n’était pas aux responsables politiques d’utiliser ce terme-là. Alors, qui doit utiliser ce terme de génocide ?
Francesca Albanese
Un responsable politique, s’il se définit éthiquement, est quelqu’un qui doit suivre les normes juridiques. Nous vivons dans un système avec des normes. Ce n’est pas au responsable politique d’élaborer un jugement. En revanche, dès que la Cour internationale de justice reconnaît le risque de génocide, c’est à lui de s’activer pour prendre toutes les mesures nécessaires, pour ne pas soutenir et pour empêcher au maximum, pour utiliser sa propre influence, afin de mettre fin à ce qui semble être ou ce qui risque d’être un génocide.
Cela signifie : pas de transfert d’armes ou d’achat d’armes et, si le risque persiste, des mesures économiques, des sanctions. Rien de tout cela n’a été fait, par la France ou par d’autres pays. Et maintenant, ils parlent de la solution à deux États. Trente-trois ans après (les accords d’Oslo – NDLR). Est-ce vraiment la priorité alors que 60 000 personnes ont été tuées, parmi lesquelles 18 000 enfants, et alors que Gaza a été réduite en poussière ?
Même si les actes de tuerie, de torture qu’on inflige aux Palestiniens jour après jour cessent, même si on arrête de les affamer, il y aura besoin de faire marcher la justice envers les architectes, ceux-là qui ont commis ce génocide. C’est ainsi que doit penser un homme politique.
Liez-vous ce qui se passe à Gaza en ce moment et ce qui se passe en Cisjordanie ?
Francesca Albanese
Oui, bien sûr. Il y a une attaque globale contre les Palestiniens, avec des vitesses et des intensités différentes. Dans le nord de la Cisjordanie, à Tulkarem, Tubas, Naplouse et Jénine, il y a quand même eu une violence qui ressemble à celle de Gaza.
Mais Israël ne peut pas se permettre de bombarder en jetant l’équivalent de six bombes nucléaires sur la Cisjordanie, simplement parce qu’il y a 800 000 colons, ce qui n’est pas le cas à Gaza. C’est pour cela qu’Israël utilise un peu des stratégies différentes d’annihilation de la Palestine, de la vie des Palestiniens.
La Cour internationale dit qu’il y a un risque de génocide, elle parle de six mesures qu’il faudrait prendre, et Israël n’écoute pas. Le droit international peut-il permettre d’arrêter tout ça ?
Francesca Albanese
En matière internationale comme au niveau national, le droit ne prend pas effet s’il n’y a pas application. Ce n’est pas le droit qui est en train de faillir, c’est la politique, qui se positionne à l’opposé de là où elle devrait être. Elle ne respecte pas les mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale, pas plus que les décisions de la Cour de justice internationale, qui a déclaré l’occupation illégale. On doit mettre fin à celle-ci, et tout le monde continue d’interagir avec Israël comme si ce pays était souverain à Gaza et en Cisjordanie.
Le monde entier est de plus en plus horrifié de ce qui se passe et se demande comment agir.
Francesca Albanese
Non, ce n’est pas le monde entier. Même ici (à Cannes – NDLR), regardez autour de vous. Je suis là pour Fatima (Hassouna – NDLR) et pour Sepideh (Farsi – NDLR) ; sinon, ce n’est vraiment pas l’endroit où je voudrais être en ce moment. On parle aujourd’hui de Fatima Hassouna parce qu’elle est morte. Lorsqu’elle était vivante, son travail n’était pas accepté. On est dans un monde schizophrénique où il y a, oui, des principes, l’indignation de quelques-uns, mais l’indifférence de la plupart et la complicité d’autres.
C’est un moment au potentiel révolutionnaire, toutefois je ne vois pas le feu de l’indignation qui fait changer les choses une fois pour toutes. Je le vois parmi les jeunes, mais regardons ce qui se passe : les pouvoirs frappent ceux qu’ils accusent de terrorisme, ceux qui s’indignent et chantent contre le génocide. C’est l’évolution d’un système illibéral qui s’est camouflé en tant que démocratie libérale un peu partout en Occident mais qui ne l’est pas.
Soutenez-vous l’idée de l’envoi d’un convoi diplomatique humanitaire à Gaza ?
Francesca Albanese
Cela fait trois ans que je dis que nous devons envoyer une force de protection en Palestine. Là, il y a un convoi qui est demandé par 700 organisations palestiniennes et d’autres. Il faut le soutenir. C’est essentiel qu’on ait le soutien du corps diplomatique.
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Empêcher un génocide :
Rassemblement du PCF lundi 26 mai au Trocadéro
Nous devons empêcher un génocide ! Pour faire entendre les voix de la paix et mettre fin aux massacres, faire reconnaître un État de Palestine aux côtés de l’État d’Israël et permettre à l’ensemble des forces progressistes et humanistes de se rassembler, le PCF organise un rassemblement à Paris, « Stop aux massacres. La paix maintenant ! Reconnaissance de l’État de Palestine ». Lundi 26 mai, à 19 heures, parvis des Droits-de-l’Homme, au Trocadéro.