Israël s’attaque aux ONG israéliennes qui travaillent avec les Palestiniens
Clothilde Mraffko
Médiapart du 20 mai 2025
Alors que le génocide se poursuit à Gaza et que la Cisjordanie est attaquée de toutes parts, le Parlement israélien discute d’une loi prévoyant de taxer à 80 % les ONG financées en majorité par des gouvernements étrangers. Ces organisations sont en pointe pour dénoncer les violations des droits des Palestiniens.
Depuis le 7-Octobre, 69 Palestiniens sont morts dans des prisons israéliennes et au moins 35 autres sont décédés alors qu’ils étaient détenus par l’armée israélienne, notamment dans le camp militaire de Sde Teiman, où de nombreux cas de torture ont été rapportés. Les seuls à être autorisés à voir quelques détenus et à informer leurs familles sont des avocats mandatés notamment par une poignée d’organisations de la société civile israélienne dont le Comité public contre la torture en Israël (PCATI).
Le Comité international de la Croix-Rouge n’a plus accès, depuis un an et demi, aux prisonniers palestiniens en Israël, dont le nombre a doublé. « Des gens enfermés dans différents centres de détention nous ont dit : “Vous nous sauvez la vie en venant nous visiter. Vous êtes les premières personnes que nous voyons qui ne sont pas nos gardiens de prison depuis six mois. Grâce à vous, nous pouvons savoir si nos familles sont toujours en vie” », rapporte Tal Steiner, directrice exécutive de l’ONG.
En parallèle, son organisation a obtenu l’amendement de la loi israélienne qui entoure le statut des « combattants illégaux », un régime qui n’existe pas en droit international et permet à Israël d’enfermer au secret des centaines de Palestiniens de Gaza. Leur accès à la défense et leur détention sont désormais un peu plus encadrés, explique Tal Steiner, qui parle d’une petite victoire « qui sauve des vies ».
Son ONG et d’autres organisations de défense des droits humains israéliennes jouent donc depuis un an et demi un rôle essentiel en mettant en lumière les graves violations dont sont victimes les Palestinien·nes, dans la guerre génocidaire que mène Israël à Gaza et l’avancée violente de l’annexion de larges parts de la Cisjordanie. Les autorités israéliennes cherchent aujourd’hui à les asphyxier.
Ariel Kallner, député du Likoud, le parti du premier ministre Benyamin Nétanyahou, a présenté une proposition de loi qui envisage de taxer à 80 % les financements issus de gouvernements étrangers pour les organisations israéliennes dont le budget émane majoritairement de donations d’États étrangers – ou d’ONG internationales elles-mêmes financées par des gouvernements étrangers.
En présentant sa proposition en février, Ariel Kallner avait laissé entendre qu’il visait « 83 organisations de gauche, certaines étant franchement antisionistes », qui auraient reçu selon ses calculs un peu plus de 1,3 milliard de shekels – 325 millions d’euros – entre 2012 et 2024. La proposition a pour but de « réduire l’influence indirecte de gouvernements et d’entités politiques étrangers sur Israël ».
Une vieille obsession en Israël
Le texte prévoit aussi de priver ces ONG de la possibilité de saisir la Cour suprême, l’un de leurs modes d’action les plus efficaces. « De ce que nous avons compris, les financements seront annulés s’ils sont taxés à 80 %, donc il n’y aura plus d’organisations dont plus de la moitié des fonds proviendraient de gouvernements étrangers car elles n’auront plus ces financements », explique Lee Caspi, responsable du département qui lève des fonds pour l’ONG Physicians for Human Rights Israel (PHRI).
Son organisation n’est pas concernée directement car elle reçoit 35 % de son budget de gouvernements étrangers ou d’ONG internationales visées par la loi. La proposition du député Kallner ne s’appliquera pas aux ONG qui reçoivent de l’argent de l’État israélien – une manière de protéger les organisations de droite et d’extrême droite mais aussi les mouvements de la société civile autour de la mémoire de la Shoah, des hôpitaux ou des universités par exemple. Le ministère des finances, actuellement entre les mains du suprémaciste juif Bezalel Smotrich, qui vante la destruction totale de Gaza par Israël, pourra aussi prononcer des exemptions de taxes.
L’idée n’est pas nouvelle : cela fait maintenant plus d’une décennie que le gouvernement israélien tente de mater les organisations anti-occupation, juge Lee Caspi. Une proposition en ce sens avait été déposée en 2011 par le parti d’Avigdor Lieberman, un ultranationaliste laïc autrefois allié de Benyamin Nétanyahou aujourd’hui dans l’opposition. Le député Kallner avait aussi déjà essayé d’introduire un texte similaire avant le 7-Octobre, finalement abandonné après une forte opposition de l’administration américaine sous la présidence de Joe Biden.
Un climat hostile
La proposition de loi a été vivement critiquée par des députés de l’opposition, du Parti travailliste israélien aux compagnons de route de Yaïr Lapid, dont Karine Elharrar, du parti laïc centriste Yesh Atid. « Les médias, la société civile : vous voulez faire en sorte que personne ne pense différemment de vous », a lancé Elharrar à la majorité au pouvoir. « Supprimer la société civile est un acte de fascisme de premier degré », a dénoncé la députée Aida Touma-Sliman du parti de la gauche radicale Hadash lors des discussions en commission début mai.
La loi pourrait être votée avant la pause estivale, craint Tal Steiner. Elle arrive alors que l’environnement s’est encore rétréci pour les ONG après le gel en janvier des financements de l’USAID, l’agence américaine pour le développement international, le plus gros bailleur de fonds humanitaire au monde.
Début mai, l’Union européenne a promis en réponse d’augmenter son soutien de 18 millions d’euros pour ces organisations israéliennes. « La société civile doit aussi avoir l’espace pour agir. La loi ne devrait jamais être utilisée comme un instrument pour réduire cet espace », a critiqué la cheffe de la diplomatie européenne, Kaja Kallas, dans une vidéo diffusée lors d’un événement en faveur de la paix à Jérusalem les 8 et 9 mai. Mais certains investissements européens sont aussi redirigés ces derniers mois vers des dépenses de défense, explique Lee Caspi, dont l’organisation a déjà perdu deux financements depuis le début de l’année.
Le climat est devenu franchement hostile en Israël après le 7-Octobre. « Nous avons été calomniés, traités de traîtres, de soutiens du terrorisme, poursuit-elle. Certains de nos employés ont été harcelés. » L’ONG PHRI a dû aller devant un tribunal de Tel-Aviv pour empêcher la banque israélienne de geler ses comptes en novembre 2023, alors que l’organisation tentait d’acheter des médicaments pour les envoyer à Gaza. Israël a également informé les ONG étrangères qu’il allait mettre sur pied un nouveau système d’enregistrement. « Les ONG internationales déjà enregistrées en Israël pourraient être radiées tandis que les nouveaux candidats pourraient être rejetés sur la base d’accusations arbitraires et politisées », ont alerté plus d’une cinquantaine d’organisations dans un communiqué début mai.
Elles y évoquent un contexte de « répression plus vaste de l’espace humanitaire et civil qui s’inscrit dans le temps long » en Israël. Certaines ONG internationales remettent en question ces dernières semaines leur engagement à Gaza, alors qu’Israël tente de reprendre en main la distribution de l’aide sur place – coupée depuis plus de deux mois et demi –, l’instrumentalisant comme une arme pour contrôler les Palestinien·nes de l’enclave. Les ONG israéliennes, elles, sont contraintes désormais de consacrer une partie de leur énergie et de leurs ressources à tenter de ne pas disparaître – et faire tenir une société civile dans leur pays.