« Cet élan de solidarité, c’est incroyable » : Fadel Afana, le psychiatre qui a pu quitter Gaza
Elisabeth Fleury
L'Humanité du 02 juin 2025
Grâce au programme Pause, ce psychiatre de 53 ans a pu quitter la bande de Gaza, avec son épouse et leurs deux filles. À Corbeil-Essonnes, où la solidarité n’est pas un vain mot, la famille se reconstruit peu à peu.
Il est né à Rafah, il y a 53 ans. Il y a grandi. Il y a fait une partie de ses études de médecine. Il s’y est marié. Il n’aurait jamais imaginé quitter, un jour, la bande de Gaza. « J’avais des offres pour partir au Canada, en Australie, au Qatar, dit Fadel Afana. Mais j’ai toujours refusé. J’avais envie d’aider mon peuple. Envie de construire quelque chose avec lui ». En 2005, il décroche une bourse pour la France.
Après trois ans de spécialisation en psychiatrie à Savigny-sur-Orge et à Étampes, – « une expérience extraordinaire » – il est rentré chez lui. A rejoint le ministère palestinien de la Santé. Tenté d’améliorer l’offre de soins. « Les Gazaouis, particulièrement les enfants, souffrent de traumas très graves. Il y a un manque criant de psychiatres ». Il tente de « dupliquer » le modèle des Centres médicaux psychologiques (CMP) découvert en France. Son épouse Niven, elle aussi originaire de Rafah et diplômée en psychologie, est à ses côtés. Fadel assure le suivi de plusieurs patients. Il fait la fierté de son père, qui rêvait d’avoir un médecin dans la famille.
« Ce n’était pas une guerre, mais un massacre »
Arrive le 7 octobre 2023. Aux attaques épouvantables visant des civils israéliens – « Nous les condamnons », insiste Fadel – succèdent les bombardements massifs sur toute une population. Fadel et Niven se portent volontaires. Elle rejoint une cellule de crise de l’UNRWA, qui tente de venir en aide aux enfants. À l’hôpital El Ajar, avec d’autres bénévoles, Fadel expérimente « des choses inhumaines ». « Il n’était pas possible de soigner tout le monde. On devait décider de laisser des gens mourir pour tenter de sauver les autres ».
Pendant ce temps, leurs deux filles Nour et Lara restent seules à la maison. De jour en jour, l’inquiétude et le désespoir grandissent. Ami, voisin, simple connaissance, « chaque jour, on perdait quelqu’un. Ce n’était pas une guerre, mais un massacre ». La mort dans l’âme, obsédé par le sort de leurs filles, le couple se résout à partir.
Les profiteurs de guerre sont à pied d’œuvre. Pour sortir de l’enfer, Fadel et Niven doivent verser 20 000 euros à une compagnie de tourisme. On vend la voiture. À Paris, où le psychiatre a conservé des amis, une levée de fonds s’organise. L’attente commence. Terrible. « Chaque jour était comme une année », souffle Fadel. Le 29 mars 2024, un bus est affrété. On emporte ce qu’on peut, les certificats, les passeports, les diplômes, quelques photos.
Fadel prend congé de son frère, embrasse son père pour la dernière fois. Niven quitte ce qui reste de sa nombreuse famille. Lara fond en larmes. Pas question d’abandonner sa chienne – la petite boule de poils blancs sera finalement du voyage. Sous les bombes, sur une route jonchée de cadavres, le bus franchit la frontière. Au Caire, il faut se nourrir, se loger, repartir à zéro. Membre d’une association de soutien à l’Institut Français, ancien boursier, il frappe à toutes les portes. Aucune ne s’ouvre.
« Comme si nous, les Palestiniens, n’existions déjà plus »
Au bord du découragement, il entend parler du programme Pause. D’un seul coup, tout s’éclaire, tout se débloque, « ça a été magique », dit-il. Un contrat de travail est signé avec un labo de l’Inserm et, en vingt-quatre heures, Fadel obtient un « passeport talent ». « Cet élan de solidarité, c’est incroyable, s’émeut-il. On a eu un soutien magnifique ». Après huit mois passés en Egypte, la petite famille est accueillie à bras ouverts par la mairie de Corbeil-Essonnes, où il a décroché un contrat avec un hôpital.
Installée dans un logement d’urgence, la famille reprend pied, peu à peu. Lara, « très sociable », est aujourd’hui en classe de seconde – sa petite chienne est restée en Egypte. Nour et Niven s’efforcent d’apprendre le français pour reprendre des études universitaires à la prochaine rentrée.
Fadel fait de la recherche en neurologie, a déposé une demande d’asile et s’autorise à imaginer l’avenir. Pas un jour sans penser à ceux qu’ils ont laissés derrière eux. Pas un jour sans ressentir « le syndrome du survivant ». Pas un jour sans s’étonner de la chappe de silence qui pèse sur Gaza. « Comme si nous, les Palestiniens, n’existions déjà plus ».