En France, loin de Gaza, une pause pour des artistes et universitaires palestiniens

Publié le par FSC

MEDIAPART

 

 

Quelques dizaines d’universitaires et d’artistes de la bande de Gaza sont accueillis en résidence dans différents lieux, avec leur famille, dans le cadre d’un programme de mise à l’abri. Dix-sept sont arrivés en avril. Avec l’ambition de se reconstruire pour mieux repartir.

Mediapart, Gwenaelle Lenoir, 7 juin 2025 à 12h35

Marseille (Bouches-du-Rhône).– Il a fallu d’abord leur acheter des vêtements, des chaussures, des brosses à dents, des produits de toilette, de la lessive, de la nourriture à mettre dans le frigo et dans les placards de l’appartement loué à leur intention. Il a fallu ensuite les accompagner dans les démarches administratives, la banque, la CAF, l’école pour les enfants.

Dix-sept Palestiniens et Palestiniennes de Gaza, universitaires et artistes, et leurs familles, sont arrivés en France en avril, sans rien d’autre que les vêtements qu’ils portaient, leur téléphone portable et quelques papiers. Ordre de l’armée israélienne. Ils devaient laisser derrière eux Gaza, ce qui restait de leur vie et ce qu’ils avaient pu sauver de leurs travaux respectifs.

Ils et elles sont arrivé·es sans rien d’autre que l’épuisement de dix-huit mois de guerre génocidaire et l’envie immense de pouvoir, enfin, reprendre leur travail. Trouver un lieu sans les bombes, sans la quête quotidienne pour la survie de nourriture, d’eau, de bois, qui obstrue l’esprit et mine le corps.

C’est ce qu’offre le programme Pause (pour Programme national d’accueil en urgence des scientifiques et artistes en exil), mis en place par le Collège de France depuis 2017 à destination des scientifiques et artistes du monde entier en danger dans leur pays.

 

De gauche à droite, Raed Issa, Abdallatif Abuhashem, Amer Nasser, Yousef Alqedra et Maisara Baroud. © Photos Claire Gaby 

 

« Nous ne faisons pas de l’humanitaire, nous accueillons des collègues éminents qui subissent, c’est parfaitement documenté et établi, un éducide. La décision de les accueillir a été prise il y a des mois de cela, elle a été concomitante de la destruction systématique des universités de Gaza, assure Norig Neveu, historienne spécialiste du Proche-Orient contemporain à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam) de l’université d’Aix-Marseille. Il était important de les mettre à l’abri, afin qu’ils puissent travailler et préserver la culture matérielle ou immatérielle de Gaza pour pouvoir la reconstruire par la suite. »

L’université d’Aix-Marseille accueille deux chercheurs, Youssel Elqadra, poète et spécialiste de littérature, et Abdellatif Abou Hachem, titulaire d’une thèse en islamologie et érudit reconnu en matière de manuscrits anciens de Gaza.

« Leur présence est une chance incommensurable, reprend Norig Neveu. Abdellatif Abou Hachem a une connaissance encyclopédique de la culture lettrée, de sa construction, de ses textes, des archives, y compris des textes classiques arabes. Il apportera beaucoup à notre programme sur la prédication pendant la période ottomane. »

Les lauréat·es de Pause ne sont donc pas des réfugié·es. Ils et elles ne bénéficient d’ailleurs pas de ce statut, mais d’un visa Talent, d’un titre de résident·e et d’un salaire. Et le programme n’est pas réservé aux Palestinien·nes de Gaza. Depuis 2017, des Syrien·nes, des Afghan·es, des Yéménites, des Turcs et Turques, des Ukrainien·nes et des Russes en ont bénéficié.

Deux ans pour se reconstruire et travailler

Les candidat·es déposent une demande. Leur dossier doit inclure un lieu d’accueil – laboratoire dans une université, école d’art, école de cinéma, association culturelle nationale, régionale ou départementale –, qui s’engage à prendre en charge 40 % de leur salaire, Pause assurant les 60 % restants. L’évaluation est effectuée par des comités scientifiques ou artistiques. Les lauréat·es reçoivent alors les autorisations nécessaires pour leur venue en France.

Les Palestinien·nes de la bande de Gaza présentent des particularités par rapport aux Syrien·nes, Ukraninen·nes ou Russes reçu·es en nombre ces dernières années.

D’abord, ils et elles suscitent moins l’enthousiasme que leurs collègues d’autres nationalités. De l’avis général, il a fallu faire preuve de persévérance et de conviction pour trouver des lieux d’accueil, même et peut-être surtout dans le milieu universitaire. Celui-ci s’est révélé, dans la première année de la destruction de l’enclave, aussi frileux que pour organiser des débats sur la guerre à Gaza ou permettre l’expression des étudiant·es et des chercheurs et chercheuses.

C’est un culturicide. Les voix qui témoignent de la vie quotidienne sont ciblées : les poètes, les musiciens, les artistes visuels, les cinéastes.

Marion Slitine, anthropologue

Ici comme dans d’autres domaines, mieux vaut être un·e intellectuel·le ou un·e artiste ukrainien·ne que palestinien·ne. Financièrement aussi, d’ailleurs. Après avoir perdu les fonds européens alloués de 2017, début du programme, à 2021, Pause a certes réussi à maintenir son budget, et même à l’augmenter grâce à une rallonge considérable de son principal bailleur, le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche.

« En 2022, avec la guerre contre l’Ukraine, il y a eu une très forte mobilisation des pouvoirs publics, explique Laura Lohéac, directrice du programme. Nous avons reçu 4 millions d’euros supplémentaires du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Ceux de la culture et des affaires étrangères ont également grossi leurs contributions. Notre budget est alors passé de 4 à 9 millions d’euros. Nous avons pu accueillir 200 Ukrainien·nes et une centaine de Russes. »

Mais la période des vaches maigres est hélas de retour, et ce sont les Palestinien·nes qui vont en pâtir le plus. Avec un budget retombé à 3,5 millions d’euros pour 2025, pour des besoins estimés à près de 8 millions, Pause est pris à la gorge. 

« Nous ne savons même pas si nous pourrons assurer une deuxième année pour nos lauréats, alors que le programme prévoit un an renouvelable, reprend Laura Lohéac. En outre, nous ne pouvons plus répondre aux candidatures, alors que nous recevons de plus en plus d’appels à l’aide en provenance de Gaza. » Pour le premier trimestre 2025, seul·es cinq Palestinien·nes de Gaza ont reçu le statut de lauréat·es. Et l’obstacle ne tient pas à la qualité des candidatures, mais à la maigreur du budget de Pause.

 

 

 

Raed Issa en train de dessiner à la mine de charbon sur un emballage de chocolats, à Aix-en-Provence, le 15 mai 2025. © Photos Claire Gaby pour Mediapart

 

Une autre particularité, soulignée par un appel lancé par plus de 350 universitaires, a trait au danger imminent encouru par les lauréat·es du programme encore à Gaza – et par tous ceux et celles, sur place, qui pourraient y prétendre. Car si leurs collègues d’Ukraine, de Russie, du Yémen, de Turquie ou de Syrie sont empêché·es de travailler dans leurs pays et courent tous et toutes de graves risques, les artistes et intellectuel·les gazaoui·es risquent la mort à chaque instant.

« C’est un culturicide, constate Marion Slitine, anthropologue spécialiste de la scène artistique palestinienne, cheville ouvrière de l’accueil des artistes gazaoui·es avec son association Maan, partenaire de Pause. Les voix qui témoignent de la vie quotidienne sont ciblées : les poètes, les musiciens, les artistes visuels, les cinéastes… Ils l’ont tous été. Ils ont aussi commencé à perdre leurs ateliers, leurs maisons. Très tôt après le début du génocide, j’ai reçu des appels. Ils nous disaient qu’ils voulaient sortir de l’enfer. Et ça continue. »

Des arrivées retardées

« On arrive à un paroxysme du danger de mort. À l’échelle du programme, on n’a jamais connu un danger tel pour les lauréats, assure Marianne Poche, chargée de l’accompagnement des scientifiques au sein de Pause. En outre, leur arrivée est très complexe. Avant mai 2024, certains et certains avaient pu sortir de Gaza par leurs propres moyens, via Rafah. Mais depuis mai 2024, le territoire est hermétiquement clos. Et maintenant, il faut organiser de véritables évacuations. »

Celles-ci dépendent exclusivement du bon vouloir des autorités israéliennes, qui tiennent tous les points de passage. Ceux qui sont arrivés en avril auraient dû être en France depuis des mois : ils sont tous lauréats 2024. Douze sont encore coincés dans la bande de Gaza. Ils étaient treize, d’ailleurs, à attendre une nouvelle évacuation, mais l’un d’eux, architecte et chercheur en art, Ahmed Chami, est mort le 13 mai. Il n’a pas survécu aux blessures infligées par un bombardement israélien une semaine plus tôt.

Le ministère des affaires étrangères négocie pied à pied depuis des mois avec Israël pour autoriser la sortie des lauréats. Un proche du dossier affirme que le retard est dû à l’exigence israélienne que les lauréats sortent sans leur famille. Refus sans appel. Le programme Pause prévoit en effet l’accueil des scientifiques et des artistes, et de leur famille. Dans le contexte de la guerre génocidaire à Gaza, la séparation serait par ailleurs insoutenable. L’obstacle a été levé, non sans difficultés.

Quelques jours avant Noël, tout le monde a bien cru que le moment était enfin venu. C’était un faux départ, et une prolongation du séjour en enfer pour tous ceux qui, à Gaza, avaient entrevu l’espoir. Finalement, ils sont arrivés en France. Presque en catimini.

Les autorités françaises voulaient sans doute éviter les polémiques alors que le débat sur la situation à Gaza reste très inflammable. Elles n’ont pas réussi. À peine les universitaires et les artistes avaient-ils posé le pied sur le sol français que les réseaux sociaux se sont enflammés. Des militants pro-palestiniens ont accusé la France de participer à l’épuration ethnique mise en œuvre par Israël et approuvée par Donald Trump. Un non-sens dans le cadre du programme d’accueil des scientifiques et des artistes, affirment toutes celles et tous ceux qui se sont battus jusqu’à l’épuisement pour faire sortir leurs collègues de l’enfer de Gaza.

« Ces gens ont été lauréats du programme bien avant l’arrivée de Trump et ses déclarations. Ça n’a rien à voir. Voilà des gens qui ne pouvaient plus exercer leur travail, qui étaient en danger de mort, précise Marianne Poche. Le programme Pause offre aux personnes la possibilité de reprendre leurs activités professionnelles, de se reconstruire, de reconstruire leur famille, de s’insérer dans une activité en France avec leurs collègues et ensuite de repartir chez eux, du moins nous l’espérons, et eux également. »

 

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