Guerre Israël-Iran : « Alors que j’écrivais ce billet, les bombardements ont commencé »
L'Humanité du 19 juin 2025
Au sein de la société iranienne, la peur le dispute à la colère contre Israël et contre le gouvernement, dont la politique est combattue. Prisonnières politiques, syndicalistes, féministes et artistes témoignent de leur quotidien, de leurs craintes et de leurs espoirs.
Dans le chaos généré par les coupures d’électricité, d’Internet et le manque de communication des autorités, les habitants de Téhéran tentent de fuir, sans trop savoir où aller. Beaucoup partent vers le nord, vers les rives de la mer Caspienne. Mais le carburant commence à faire défaut et dans cette ville de 10 millions d’habitants – plus de 16 millions si l’on prend en compte la zone métropolitaine – des dizaines de milliers de familles sont prises au piège. « Peur, anxiété, colère, tristesse, désespoir : ce sont les réactions les plus naturelles en des temps comme ceux-ci. Ne faisons honte à personne de les exprimer », explique dans un message qui a été transmis à l’Humanité, un metteur en scène de théâtre et de cinéma.
Comme beaucoup, dont nous partageons les paroles ici, il préfère garder l’anonymat. « Garder espoir et passion pour la vie – sans banaliser la réalité de la guerre – est en soi un acte courageux. Et n’oublions pas : tous nos concitoyens n’ont pas les moyens de quitter leur ville ou leur pays. Chacun a le droit de choisir comment réagir à ces circonstances imposées, en fonction de ses ressources et de ses capacités. Nous nous protégerons, nous protégerons les uns et les autres, de toutes nos forces. Nous resterons humains », assure-t-il.
Une semaine s’est écoulée depuis le déclenchement de la guerre dite « préventive » d’Israël contre l’Iran. Une attaque que Benyamin Netanyahou présente comme menée pour empêcher ce pays de fabriquer des armes atomiques. Mais, plus les jours passent, plus ces explications s’avèrent être un leurre. Le Premier ministre israélien veut tout à la fois sauver sa peau politique et mettre à genoux le dernier pays opposé aux ambitions régionales états-uniennes. Selon nos informations, les attaques israéliennes visent, outre les sites nucléaires, toutes les installations économiques, terminaux pétroliers ou entreprises vitales pour l’économie du pays. Mais, dans cet acharnement quotidien, les victimes sont d’abord civiles.
« Nous ne nous laisserons pas transformer en un autre Gaza »
En Iran, l’abattement des premiers jours, sans faire taire la peur, a fait place à la colère. Qui s’exprime d’abord et avant tout contre l’agression israélienne, sans nier la responsabilité du pouvoir en place. « Le fait que, depuis des décennies, les droits fondamentaux des citoyens iraniens soient bafoués. Le fait que nos revendications doivent être adressées à notre propre gouvernement, et que ce soit lui qui doive rendre des comptes. Le fait que ce soit la République islamique qui ait été la première à scander des slogans prônant l’anéantissement de l’autre camp… Rien de tout cela ne signifie que nous devons ignorer, taire ou justifier la violation de la souveraineté de notre patrie. Cette agression doit être condamnée, que nous soyons ici ou non », fait savoir un avocat spécialisé dans les droits humains à Téhéran.
Un groupe de femmes de Téhéran et de Karaj (à une trentaine de kilomètres de la capitale) a rendu publique une lettre dans laquelle elles dénoncent la politique « féminicide » du gouvernement iranien, qui « dépend de la répression du peuple et de sa présence dans les crises du Moyen-Orient. Son artère vitale est liée à la guerre, à la crise et à la répression, et la guerre est pour lui une bénédiction ». Elles soulignent qu’« un gouvernement fasciste et oppressif du même type que la République islamique, mais portant le nom d’Israël », impose une guerre. « Bombarder et incendier Téhéran, attaquer des centrales électriques, des raffineries, des infrastructures et des habitations, ne diffère en rien des attaques du gouvernement de la République islamique contre les familles du Sistan-Baloutchistan et du Kurdistan. »
Elles affirment également : « Nous ne nous laisserons pas transformer en un autre Gaza ou un autre Liban. Nous vous aiderons tous. » « Femmes, Vie, Liberté » vise à démanteler « toutes les forces réactionnaires et fascistes, nationales et étrangères, qui ont été et sont des obstacles à la libération, à l’égalité, à la justice et au bonheur des peuples ». Et leur lettre se termine par ces mots : « Sans leur guerre, nous combattrions de manière plus organisée, plus forte et plus déterminée ! »
« Maudite soit cette guerre dévastatrice. » C’est ainsi que Parastou Forouhar commence un texte écrit le 17 juin. La plasticienne iranienne, qui vit à Francfort, en Allemagne, est la fille de Darioush et Parvaneh Forouhar, soutiens et amis de l’ancien Premier ministre Mohammad Mossadegh, victime, en 1953, d’un coup d’État soutenu par le MI6 britannique et la CIA. Le couple Forouhar a été assassiné par des agents de la République islamique, en 1998. « Maudite soit la vaste et longue armée de l’agresseur Israël et de tous ses complices. Maudite soit la République islamique qui a entraîné l’Iran et notre peuple innocent dans cet abattoir. Maudits soient les slogans creux et déchirés qui masquent la sinistre réalité de la guerre et ses traces sanglantes sur les corps de personnes sans défense », exprime Parastou Forouhar dans un cri.
« Téhéran est déserte. Plus déserte que jamais »
C’est un cri que poussent aussi quatre femmes, quatre prisonnières du fond de leur cellule de la prison d’Evin. Pour l’heure, ce n’est pas de leurs conditions de détention dont elles veulent parler. « La libération du peuple iranien de la dictature qui règne sur le pays est possible grâce à la lutte des masses et en recourant aux forces sociales, et non en nous rapprochant de puissances étrangères ou en plaçant nos espoirs en elles », font savoir Reyhaneh Ansari, syndicaliste, Sakineh Parvaneh, militante kurde, Varisheh Moradi (Kurde engagée dans les combats pour les droits des femmes et condamnée à mort) et Golrokh Iraee (écrivaine défenseure des droits humains).
Analysant la situation régionale, elles rappellent que « la destruction des infrastructures syriennes après le renversement d’Assad et la répétition de la même méthode en Iran témoignent de la volonté d’Israël de voir le Moyen-Orient affaibli et dominé. Cela suggère que, dans la nouvelle configuration du Moyen-Orient, un système acceptant sans condition l’autorité israélienne sur la région peut survivre ».
Un certain nombre d’organisations professionnelles, dont le syndicat des travailleurs de la compagnie de transports en commun de Téhéran et agglomérations (Vahed) et celui des travailleurs de canne à sucre de Haft-Tappeh, font savoir que « les travailleurs et les opprimés du pays sont à juste titre en colère et détestent le régime de la République islamique », tout en ajoutant : « Les attaques militaires d’Israël et le bombardement de centaines de cibles dans différentes régions d’Iran, dont les infrastructures, les lieux de travail, les raffineries et les zones résidentielles, font partie d’un projet belliciste dont les citoyens ordinaires, en particulier les travailleurs, payent le prix. »
Ces organisations sont pour la plupart interdites ou réprimées et leurs cadres emprisonnés par le pouvoir. « La guerre entre un régime fasciste fondé sur l’occupation et le génocide et un gouvernement fondé sur le sang versé par les opposants et les combattants de la liberté non seulement détruit la vie des populations, mais interrompt aussi, voire retarde, des années de lutte pour la liberté et l’égalité », s’émeut l’Association des écrivains iraniens. Les forces de gauche, du parti Toudeh (communiste) aux fedayin, majoritaires et minoritaires, tiennent le même langage contre la guerre mais sans concession pour les tenants du régime islamique.
Seuls les nostalgiques du chah se félicitent des bombardements israéliens et appellent les Iraniens à se soulever. Un appel qui risque fort d’être couvert par le bruit des missiles qui s’abattent sur le pays. Si le rejet de la République islamique est acquis au sein de la population, un retour à la royauté est tout aussi inenvisageable.
« Téhéran est déserte. Plus déserte que jamais. On dirait une quarantaine pour cause de coronavirus. Peut-être la moitié de la population est partie. Le reste est chez lui », note sur son compte Facebook Hassan Mortazavi, traducteur en persan du Capital de Karl Marx. Il termine ainsi son message : « Alors que j’écrivais ce billet, les bombardements ont commencé. Des bruits terrifiants. Des tirs de barrage et des tirs antiaériens. Un non catégorique à la guerre. » C’était le 18 juin.