PALESTINE : Union européenne complice !
Médiapart du 14 juillet 2025
Mardi 15 juillet, un sommet des Vingt-Sept doit déterminer la réponse aux violations par Israël de son accord d’association avec l’Union européenne. Le chercheur Andrea Teti analyse les ressorts de l’inaction dommageable des responsables européens.
Mardi 15 juillet, les ministres des affaires étrangères et de la défense de l’Union européenne (UE) se réunissent à Bruxelles. Au menu de leur sommet : des échanges sur l’agression russe contre l’Ukraine, la situation en Géorgie, et surtout « les derniers développements au Moyen-Orient ».
Il y a trois semaines, les services de Kaja Kallas, la commissaire chargée de la diplomatie européenne, ont présenté au même Conseil un rapport détaillant les violations par Israël de l’accord d’association liant l’UE et l’État hébreu. Tandis que de nombreuses ONG de défense des droits de l’homme réclament une suspension totale ou partielle de l’accord, des États membres importants freinent des quatre fers.
Mediapart a interrogé à ce sujet le politiste Andrea Teti. Professeur associé à l’université de Salerne (Italie), il est spécialiste de la politique extérieure de l’UE, notamment vis-à-vis de la rive sud de la Méditerranée. Ayant consacré de nombreux articles et ouvrages académiques à la question, il déplore le « manque de sérieux » de l’UE dans la défense des droits humains, pourtant affichée comme une de ses « valeurs fondamentales ».
Quelles sont les réponses possibles des Vingt-Sept au non-respect par Israël de l’article 2 de son accord d’association avec l’Union européenne ?
Il existe plusieurs scénarios, dont certains requièrent l’unanimité des États membres et d’autres une majorité qualifiée. Les deux actions les plus significatives, en termes de conséquences pour Israël, seraient une suspension totale de l’accord, dans ses dimensions commerciale et politique ; ou une suspension partielle, qui ne viserait que certains échanges économiques et universitaires.
La suspension totale est impossible politiquement, car elle nécessite l’unanimité du Conseil européen. Or, des pays comme l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie ou l’Italie ont clairement dit qu’ils refuseraient cette option. La suspension partielle reste aussi assez improbable, car elle nécessite une majorité des deux tiers, calculée en fonction du poids démographique des États membres. Si les mêmes États qui s’opposent à la suspension totale s’opposent à la suspension partielle, ce seuil ne sera pas atteint.
Les scénarios les plus probables sont beaucoup moins ambitieux. Les dirigeants européens peuvent choisir d’adopter des sanctions de bas niveau, contre des individus spécifiques, ainsi que l’ont fait les autorités britanniques. Cela leur permettra d’avoir l’air de faire quelque chose, mais en réalité ces mesures seront sans impact sur le terrain.
Ils peuvent également utiliser l’article 79 de l’accord, une clause dite de « non-exécution », qui laisse la porte ouverte à des pourparlers quand des manquements sont constatés. Or, il n’y a pas de limite temporelle à ces palabres.
Quoi qu’il arrive, il faut rappeler une chose simple. Un autre scénario existe, qui permettrait de sortir de ces calculs compliqués. Il consisterait à ce que chacun des États membres remplisse ses obligations au regard du droit international humanitaire, qui est d’un rang bien supérieur à l’accord d’association.
Depuis l’arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ), qui reconnaît « un risque plausible de génocide », tous les États ont un devoir d’agir pour le prévenir. C’est ce qui me fait dire que toute la discussion autour de l’accord d’association est une manière d’éviter d’agir.
Jeudi 10 juillet, la cheffe de la diplomatie européenne, Kaja Kallas, a annoncé un accord avec les dirigeants israéliens pour augmenter l’aide humanitaire à Gaza. L’argument va certainement être utilisé pour éviter des sanctions trop fortes…
Ces solutions temporaires, présentées comme des « compromis pragmatiques », ont précisément cette fonction d’évitement et de retardement que je viens de souligner. L’UE repousse sans cesse le moment de prendre ses responsabilités.
En réalité, la révision de l’accord et la possibilité de sanctions auraient dû être soulevées avant même les attaques du 7-Octobre et la réplique israélienne. On décrivait déjà la bande de Gaza comme la plus grande prison à ciel ouvert du monde.
Actuellement, le problème n’est pas uniquement la fourniture de l’aide par la Gaza Humanitarian Foundation [une organisation privée liée au pouvoir israélien, au bilan accablant – ndlr]. Il est plus fondamentalement dans le fait qu’Israël contrôle les frontières de l’enclave et donc la fourniture de l’aide humanitaire, là où celle-ci devrait être libre. Il est aussi dans le bilan terrible d’Israël en la matière.
Tout accord passé avec un acteur aussi peu digne de confiance, que ce soit par l’UE ou les États-Unis, n’a en réalité aucune pertinence.
On critique souvent l’UE et les Occidentaux pour leur « deux poids et deux mesures ». Mais ce que vous pointez, notamment dans un texte récent publié par Orient XXI, c’est que le laxisme européen en matière de respect des droits humains ne s’arrête pas à Israël.
Sur le papier, l’article 2 de l’accord d’association est parfait. D’ailleurs, le respect des droits fondamentaux est inclus dans tous les accords internationaux de l’UE, qui en a fait un de ses principes identitaires. Mais en réalité, ces dispositions sont complètement indéfinies. Il n’y a pas de spécification sur la façon dont mesurer les progrès ou les reculs en la matière, ni de calendrier. Il manque un cadre indépendant pour évaluer cet objectif, mais aussi une automaticité dans sa vérification. En un mot, ça n’est pas sérieux.
Il y a eu un bref moment, entre 2011 et 2013, lorsque le « Printemps arabe » a éclaté, pendant lequel l’UE s’est remise en cause. Ses responsables ont alors admis que leur approche avait été trop étroitement sécuritaire, excessivement guidée par des préoccupations de court terme comme la lutte antiterroriste. Il avait résulté une complaisance envers des régimes autoritaires, qui prétendaient mener cette lutte mais réprimaient les mouvements démocratiques. Le résultat, c’est que l’UE s’est retrouvée du mauvais côté de l’Histoire quand certains autocrates sont tombés.
Cette fenêtre a été refermée entre 2013 et 2015 : pendant que la contre-révolution battait son plein dans les pays arabes, l’UE elle-même est revenue à ses positions antérieures, caractérisée par ses préoccupations envers la sécurité et les flux migratoires, peu importe si celles-ci impliquent de travailler étroitement avec des régimes autoritaires qui commettent des abus. Depuis lors, l’Égypte du maréchal al-Sissi est par exemple considérée comme un partenaire stratégique, en dépit de ses violations massives des droits humains.
Le traitement d’Israël n’est que la manifestation paroxystique d’une attitude européenne qui s’assoit déjà sur le sort des dissidents tunisiens, libyens ou égyptiens. Et l’erreur fondamentale qui sous-tend cette attitude, c’est la confusion entretenue entre la stabilité et l’absence de changement. Au lieu de cela, on pourrait définir la stabilité comme une capacité de résilience de long terme des sociétés humaines, laquelle est empêchée par des régimes prétoriens, kleptocratiques et liberticides.
L’UE se présente pourtant comme une puissance normative. Or, son inaction face à la tragédie de Gaza sape cette prétention. Comment comprendre un tel autosabotage ?
Je ne peux que rejoindre le constat. Écoutez ce que le président de l’UE, le Portugais António Costa, a déclaré le 9 juillet : « À l’ère de la fragmentation, l’ordre fondé sur des règles a besoin de défenseurs. Des défenseurs crédibles, qui le promeuvent de manière cohérente. […] L’Europe est le partenaire crédible, prévisible et fiable dont le multilatéralisme a besoin. »
Franchement, c’est énorme ! Le contraste est tellement macroscopique entre ces mots et la réalité que n’importe qui peut s’en rendre compte. Ces propos défient l’entendement. Mais à côté de l’impéritie manifeste des dirigeants européens, il faut se rendre compte que depuis longtemps, la rhétorique de ces dirigeants consiste à exonérer l’UE de toute responsabilité.
De fait, les autorités européennes ont tendance à « culturaliser » les principaux objectifs des relations extérieures de l’UE, à savoir la promotion de la démocratie, du développement et de la sécurité. Les conditions matérielles pour poursuivre ces objectifs sont systématiquement éludées, si bien que lorsque des échecs sont constatés, la faute est généralement rapportée à des dispositions collectives, à une absence de certaines valeurs, à un manque de volonté…
Autrement dit : l’incapacité à se démocratiser, se développer ou surmonter les conflits revient toujours à quelqu’un d’autre mais jamais à l’UE.
Y a-t-il des points d’appui à partir desquels défendre une autre politique de voisinage et de respect des droits humains ?
D’abord, il faut souligner que l’UE devrait appliquer le droit international, le droit humanitaire international et la loi européenne elle-même. Le droit de l’UE, par exemple, interdit déjà de traiter les colonies de Cisjordanie comme un territoire israélien dans les échanges commerciaux, de recherche ou culturels. Ne pas le faire, c’est porter atteinte à la crédibilité d’idéaux tels que l’universalité des droits humains et l’État de droit.
La construction européenne, rappelle un discours mainstream, a reposé sur le parti d’entrelacer les relations et les vies de manière à rendre la guerre absurde. Mais pour permettre cela, il faut que les crimes cessent ! Si l’UE est sérieuse dans ce qu’elle défend, alors elle doit régler son action sur ses mots.
Une fois ceci rappelé, on peut aussi s’appuyer sur la structure argumentative utilisée par l’UE et ses États membres pour justifier leur inaction, et en retourner les prémisses, qui ne tiennent pas une seconde.
C’est-à-dire ?
Certains, par exemple, affirment que soutenir Israël et s’aligner sur les États-Unis n’est peut-être pas souhaitable sur le plan moral – ni même légal –, mais que cela n’en reste pas moins dans « l’intérêt national ». Mais l’intérêt national consiste à maintenir ou accroître la puissance, la stabilité et la sécurité d’un État.
Or, l’inaction des gouvernements occidentaux face aux actions d’Israël nuit à la réputation et à l’influence des États, déstabilise la région euro-méditerranéenne voisine, et sape encore davantage la confiance des citoyens dans leurs classes politiques, notamment quand elle se conjugue à la répression des manifestations pacifiques en faveur de la cause palestinienne.
L’Allemagne, en particulier, explique que la défense d’Israël fait partie de sa « raison d’État ». Mais cela aussi, c’est un non-sens total. La raison d’État est la justification d’une action, même illégale ou contraire à la morale, parce qu’elle est nécessaire à la survie d’un État. L’Allemagne ne ferait évidemment pas face à une menace existentielle en ne soutenant pas la violation du droit international par Israël. Derrière, il y a tout simplement un choix politique de ne pas agir contre les crimes commis.
De manière générale, quand on nous parle de Realpolitik, renvoyons à ce qu’ont établi des décennies de recherche : éliminer des groupes armés avec des moyens violents et disproportionnés, c’est œuvrer à la radicalisation de la population affectée et nourrir son soutien aux factions armées visées.
