Pour les États-Unis, c’est « Israël d’abord ! »
Serge Halimi
Le Monde-Diplomatique de juillet 2025
« L'Amérique d’abord », mais pas quand il s’agit d’Israël ? La question est embarrassante pour l’actuel locataire de la Maison Blanche car elle suggère que l’homme fort qui la ramène énormément est à la remorque d’un dirigeant étranger. Lequel ne vit pas à Moscou mais à Jérusalem. Une conclusion a priori d’autant moins renversante qu’on peine à détecter à Washington un lobby russe de quelque ampleur, alors que celui d’Israël exhibe sa puissance depuis au moins quarante ans (1). Entre 80 et 95 % des élus du Congrès, républicains et démocrates mêlés, le relaient.
Observer le 15 juin dernier, côte à côte sur le plateau de l’émission de CBS « Face the nation », le sénateur républicain néoconservateur Lindsey Graham, « faucon » parmi les « faucons », et son collègue démocrate Richard Blumenthal avait quelque chose d’à la fois caricatural et très banal. En bons ventriloques des exigences d’Israël qui venait de bombarder l’Iran, tous deux menaçaient cet État de destruction. Avant de réclamer, là encore d’une même voix, de nouvelles sanctions pour l’agression russe contre l’Ukraine.
C’est là le type même de scène consensuelle qui enrage nombre de partisans de M. Donald Trump. En particulier ceux qui ont rejoint son combat parce qu’ils partageaient sa détestation des néoconservateurs, républicains et démocrates, amoureux des croisades « pour la démocratie » ou « contre le terrorisme » au bilan accablant, humain et financier. Au début de cette année, ils étaient confiants. Contrairement à 2017, M. Trump avait peuplé son administration non pas de faucons, mais d’adversaires résolus de l’engagement américain au Proche-Orient et en Europe. Au nombre desquels le vice-président James Davis Vance et la directrice du renseignement national, ex-députée démocrate, Tulsi Gabbard.
Le comportement du président des États-Unis vis-à-vis de l’Ukraine les a également satisfaits dans la mesure où il semblait signaler — mais avec M. Trump mieux vaut ne jurer de rien au-delà des trois ou quatre heures qui suivent — un refus de s’engager davantage dans ce conflit européen. L’annonce de l’ouverture de négociations directes entre Washington et Téhéran, faite le 7 avril dernier dans le bureau Ovale de la Maison Blanche devant M. Netanyahou, complétait alors ce tableau presque idyllique.
« Vous devez connaître leurs noms dès à présent… »
Et puis la douche froide. D’autant plus glacée, en vérité, que certains trumpistes, en particulier le célébrissime Tucker Carlson, ex-vedette de Fox News dont les podcasts peuvent totaliser des millions d’écoutes, sonnent le tocsin depuis des années : alliés au premier ministre israélien, les néoconservateurs américains ont selon lui résolu d’engager Washington dans une guerre contre l’Iran. Et ils s’emploient à lui forcer la main en profitant à la fois de la puissance extravagante du lobby pro-israélien aux États-Unis et de la longue animosité qu’y suscite la République islamique depuis la chute du régime impérial et l’interminable prise d’otages à l’ambassade des États-Unis (1979-1981). Après les pseudo-« armes de destruction massive » en Irak et la guerre qui détruisit ce pays, l’agression israélo-américaine de l’Iran a confirmé leurs craintes et menacé le monde d’une nouvelle « guerre sans fin », d’un nouveau bourbier américain.
Carlson espérait relever ce défi. L’ex-enfant gâté qui pérorait avec un nœud papillon sur CNN, l’ex-journaliste néoconservateur de la revue pro-israélienne The New Republic a viré sa cuti après l’invasion de l’Irak en 2003, dont il avait été l’un des plus chauds partisans. Et il a dénoncé cinq « fauteurs de guerre » : l’animateur vedette de Fox News Sean Hannity, l’éditorialiste néoconservateur Mark Levin, le propriétaire de Fox News et du Wall Street Journal Rupert Murdoch, le milliardaire israélo-américain « Ike » Perlmutter et Miriam Adelson, médaille d’or (avec Elon Musk) des bailleurs de fonds du Parti républicain. Carlson avait ponctué l’énoncé de « cette liste » d’un avertissement : « Le moment venu, ils auront à répondre de tout ça, mais vous devez connaître leurs noms dès à présent. »
Le président américain vient d’ajouter le sien à la liste en faisant bombarder l’Iran. Les autres noms, il les connaît bien : Hannity est un de ses journalistes préférés tant il sait pouvoir compter sur sa docilité doublée d’une scrupuleuse absence de talent ; Mme Adelson, militante de la colonisation israélienne, a versé 100 millions de dollars pour sa dernière campagne. Quant à Carlson, il était assis à ses côtés lors de la convention du Parti républicain de juillet 2024, proche parmi les proches. Et son discours avait été l’un des plus applaudis.
M. Trump fut réélu grâce au soutien inattendu d’isolationnistes « antisystème » et d’animateurs de podcasts libertariens qui ont élargi la coalition républicaine au-delà des néoconservateurs et de la droite évangélique inconditionnelle d’Israël. Il a paru favoriser les premiers, plus militants et plus jeunes. Son virage guerrier valide presque le mot d’esprit de l’humoriste libertarien Dave Smith, qui avait qualifié M. Netanyahou de « pire président des États-Unis du XXIe siècle ». Procureur implacable des néoconservateurs qui justifient les massacres israéliens à Gaza, scandalisé que le soutien à la Palestine puisse valoir à un résident étranger d’être expulsé du pays ou incarcéré, Smith a annoncé qu’il regrettait d’avoir voté pour M. Trump. Et réclamé qu’il soit destitué…
Le président américain estime que sa base lui restera fidèle. Mme Kamala Harris avait aussi fait le pari qu’un soutien constant à Israël ne comporterait aucun risque pour elle. Mais que contrôlent vraiment les deux partis ? Sur certains sujets, pas grand-chose, juge le célèbre géopoliticien John Mearsheimer (2) : « Quand il s’agit de la politique étrangère au Proche-Orient, Israël nous possède. Et ceux qui veulent le retenir ne pèsent rien. Parce qu’Israël fera ce qu’il veut. C’est une situation vraiment étonnante que la plupart des Américains ne comprennent pas : un petit pays peuplé de quelques millions d’habitants peut obtenir presque tout ce qu’il réclame, avec le soutien inconditionnel des États-Unis. »
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(1) Lire « Le poids du lobby pro-israélien aux États-Unis », Le Monde diplomatique, août 1989, et John Mearsheimer et Stephen Walt, Le Lobby pro-israélien et la Politique étrangère américaine, La Découverte, Paris, 2007.
(2) Chaîne YouTube « Judge Napolitano - Judging Freedom », 13 juin 2025.