Un rapport de l’ONU dénonce les profiteurs de la guerre génocidaire à Gaza

Publié le par FSC

Camélia Echchihab
Médiapart du 04 juillet 2025

 

       Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens occupés, à Pantin (Seine-Saint-Denis) le 5 avril 2025. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

 

La rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens occupés épingle le vaste réseau de multinationales qui profitent du massacre à Gaza : celles qui équipent Tsahal, qui financent l’État israélien, ou qui participent à l’exploitation des territoires occupés.
« Si la Palestine était une scène de crime, elle porterait nos empreintes à nous tous, à travers ce que nous achetons, les entreprises que nous choisissons pour assurer nos voitures et nos maisons, les banques où nous mettons notre argent, les investissements que nous faisons [...] et même les universités où nous allons », a déclaré Francesca Albanese jeudi 3 juillet lors d’une conférence de presse au Conseil des droits de l’homme, à Genève.
La rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens occupés présente non pas une « liste » d’entreprises, mais un « système » auquel il faut s’attaquer, tout en fustigeant une situation « apocalyptique ». Elle appelle à suspendre les relations commerciales avec toute entité susceptible de mettre en danger les Palestiniens et les Palestiniennes, tout comme les investissements dans leurs activités… et à imposer des sanctions et un embargo sur le commerce d’armes vers Israël.
En octobre 2024, Francesca Albanese avait publié un autre rapport qui visait à démontrer l’intention génocidaire d’Israël. Ses prises de position lui avaient valu des attaques violentes de la part des groupes d’influence soutenant la politique israélienne actuelle.
Trois mois après le renouvellement contesté de son poste pour trois ans, Francesca Albanese revient avec ce nouveau rapport intitulé « De l’économie coloniale à l’économie du génocide ». Dans le viseur : des dizaines d’entreprises des secteurs militaire, technologique, financier, bancaire, ou encore de l’énergie, du tourisme, de l’agriculture… Toutes ont en commun d’avoir participé au « déplacement » et au « remplacement » de Palestinien·nes, ou à toute action ayant pu faciliter ces opérations.

Accès au rapport : www.aloufok.net/gaza030725.pdf

Responsabilité et « complicité » des entreprises 
Quelques noms d’enseignes bien connues des consommateurs et consommatrices ressortent. L’états-unien Caterpillar, le coréen HD Hyundai ou encore le suédois Volvo ont joué un rôle dans la destruction dans les territoires palestiniens occupés, mais aussi dans la construction illégale de colonies. Le rapport cite aussi les plateformes Airbnb et Booking.com, qui permettent d’y faire du tourisme, et le français Carrefour, qui y a noué des partenariats.
Le rapport s’ancre surtout dans l’actualité récente, décrivant comment, depuis le 7 octobre 2023, Israël s’est appuyé sur le secteur privé international pour soutenir sa guerre génocidaire. D’un côté, en orchestrant un business international autour de la destruction et de l’élimination : de quoi fournir Tsahal en armement mais aussi en technologies de surveillance. De l’autre, en invitant les grands financiers du monde à plusieurs levées de fonds.
Ce n’est pas la première fois qu’une institution onusienne s’intéresse à l’implication du secteur privé dans la situation en Palestine. Depuis 2020, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme tient une base de données sur les entreprises impliquées dans la politique illégale d’Israël, mais celle-ci a été mise en difficulté par des contestations, émanant notamment des États-Unis. Jusqu’ici, elle n’a été mise à jour qu’une seule fois, en 2023 : sur 112 entreprises, 15 ont été supprimées. C’était avant le 7-Octobre.
« Le rapport de Francesca Albanese vient compléter la base de données de l’ONU, pour documenter, en temps de génocide, la complicité des entreprises. C’est extrêmement grave », analyse Imen Habib, animatrice de la campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) en France – mouvement qui mène son propre travail de vigie depuis 2005.
Le travail de Francesca Albanese résonne aussi avec l’avis consultatif émis par la Cour internationale de justice (CIJ) le 19 juillet 2024. La plus haute juridiction de l’ONU avait alors reconnu la présence continue d’Israël dans les territoires palestiniens occupés comme « illicite », entraînant pour tous les pays l’obligation de « ne pas prêter aide ou assistance au maintien de la situation créée ». Avec des conséquences directes pour le privé : la CIJ invitait les États à « prendre des mesures pour empêcher les échanges commerciaux ou les investissements qui aident au maintien de la situation illicite créée par Israël dans le territoire palestinien occupé ». 
Pour Alexis Deswaef, vice-président de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), le rapport de Francesca Albanese « insiste sur notre obligation de se conformer à cet avis consultatif que nos États se sont empressés d’oublier ». Mais la rapporteuse va aussi plus loin : elle recommande directement aux entreprises d’indemniser le peuple palestinien, suggérant une « taxe » sur l’enrichissement lié à la situation d’apartheid dans les territoires occupés, dans la lignée des réparations post-apartheid en Afrique du Sud.
« Francesca Albanese recommande d’abord des sanctions économiques, couplées à un gel des avoirs des entités ou des personnes impliquées dans ces crimes. Son idée de taxe sur l’enrichissement vient en complément, pour viser le portefeuille de ceux qui ont profité des crimes », analyse Alexis Deswaef. Il poursuit : « C’est inspiré du droit pénal commun où l’on inflige logiquement de lourdes amendes à ceux qui ont tiré un bénéfice des infractions. »

Accès au rapport : www.aloufok.net/gaza030725.pdf

Surveiller et armer : le « côté sombre » des Big Tech
Sans surprise, les sociétés de fabricants d’armes et de technologies militaires sont les premières bénéficiaires de la guerre menée en Israël. Dans le business de l’élimination, le rapport souligne l’importance du rôle des deux leaders de l’armement israéliens : Elbit Systems (semi-public) et la compagnie nationale Israel Aerospace Industries (IAI), qui continuent de multiplier les contrats avec le ministère israélien de la défense.
Le rapport rappelle également les affaires de l’entreprise états-unienne Lockheed Martin : Israël a été le premier pays, en 2025, à utiliser ses avions F-35, en « beast mode » (en portant des munitions supplémentaires). Ces avions, tout comme les F-16, seraient responsables de la mort ou des blessures de plus de 179 000 Palestinien·nes, selon le rapport. Le nom de l’armateur danois A.P Møller-Mærsk ressort également pour son rôle dans l’acheminement des pièces de F-35 vers Israël. Depuis le 7-Octobre, le logisticien fait régulièrement l’objet de manifestations citoyennes lorsque ses navires sont suspectés de transporter du matériel militaire.
Francesca Albanese fait aussi état du « côté sombre » des Big Tech américains, qui trouvent dans la répression des Palestinien·nes « un terrain unique pour tester la technologie militaire ». Alex Karp, le directeur général de Palantir Technologies, société spécialisée dans l’analyse de données sensibles, ne s’en était pas caché. En mai 2025, il avait répondu à un activiste accusant sa technologie de tuer des Palestinien·nes : « C’est vrai, ce sont des terroristes pour la plupart. »
Le rapport pointe aussi la responsabilité d’IBM dans le développement de la base de données de l’agence chargée de la gestion de l’état civil et de l’immigration, contribuant à la « politique de discrimination d’Israël ». Quant à Microsoft, Alphabet et Amazon, ces trois géants ont formé un consortium, « Project Nimbus », qui fournit au gouvernement israélien des technologies de stockage ou encore d’intelligence artificielle. L’enquête du journal britannique The Guardian révélait d’ailleurs en janvier 2025 que leur collaboration avec le ministère de la défense israélien s’était significativement intensifiée depuis octobre 2023, afin de soutenir les besoins de stockage et d’analyse de données liées à la guerre.

Accès au rapport : www.aloufok.net/gaza030725.pdf

Les fonds et banques internationales en renfort
Le rapport de Francesca Albanese fait une place particulière à la haute finance privée : ceux qui injectent leur fonds dans les sociétés partenaires de la guerre d’Israël, tout comme ceux qui financent directement le budget de l’État, sont classés comme des « facilitateurs » (« enablers »). Parmi eux, les fonds BlackRock et Vanguard, qui apparaissent comme les investisseurs les plus importants des sociétés d’armement, « pivot dans l’arsenal du génocide d’Israël », selon le rapport.
Deux entreprises françaises sont épinglées pour leurs investissements : l’assureur Axa et BNP Paribas. La première avait pourtant désinvesti de Elbit Systems, ainsi que de plusieurs banques israéliennes en 2024 – mais le rapport révèle qu’elle détient toujours au moins 4 milliards de dollars placés dans diverses sociétés problématiques.
Quant à la seconde, elle cumule les opérations problématiques. BNP Paribas a acheté 2 milliards d’obligations israéliennes en juin 2024, soit un quart du total émis. Le rapport affirme que ces émissions de bons du Trésor ont joué un rôle crucial pour renflouer le budget militaire israélien, qui a doublé entre 2022 et 2024. En outre, BNP Paribas a des participations au capital d’Elbit Systems, à qui elle a aussi accordé des prêts bancaires, tout comme à d’autres sociétés impliquées dans le financement d’infrastructures dans les colonies israéliennes.
La banque française vient d’ailleurs d’être visée, en juin 2025, par un recours préalable en responsabilité et une assignation devant le tribunal judiciaire de Paris pour « manquement à son devoir de vigilance » par l’Association des juristes pour le respect du droit international (Jurdi). Interrogée à ce sujet par Le Monde, la banque française a déclaré : « BNP Paribas n’est en aucune manière impliquée dans les terribles conflits au Moyen-Orient et réfute toute action qui tenterait d’établir un lien entre ses activités et la situation dramatique dans cette région. »
Imen Habib, militante de BDS France, soupire : « La BNP maintient sa stratégie de minimisation ou de négation de sa responsabilité. Ils font comme si tout ça n’existait pas. »


Boîte noire
Alexis Deswaef a répondu à nos questions par écrit.
Imen Habib a été jointe par téléphone.

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