Maisara Baroud : « Aujourd’hui, rester à Gaza signifie mourir »

Publié le par FSC

Gwenaelle Lenoir
Médiapart du 05 juillet 2025

 

       Maisara Baroud, dessinateur palestinien, à Marseille, le 14 Mai 2025. © Photo Claire Gaby pour Mediapart

 

Comme ses concitoyens, Maisara Baroud est viscéralement attaché à la bande de Gaza. Cet artiste graphique l’a chroniquée dans sa souffrance, un dessin par jour, depuis octobre 2023. Il s’est finalement résolu à la quitter, pour préserver sa famille, avec le programme Pause. Mediapart l’a rencontré.

Marseille (Bouches-du-Rhône).– Les corps sont tout en angles et lignes brisées. Leurs contours sont tracés à l’encre noire, presque schématiques, et pourtant en surgissent l’émotion, la colère, la violence, le désespoir. Ils sont posés à plat dans des décors faits d’engins de mort, de bâtiments détruits, de tentes, eux aussi représentés par des lignes sobres. Les rares fleurs y figurent comme symboles du martyre et non d’un avenir plus doux.
Il ne faut pas chercher de lumière au sens d’espoir dans les dessins de Maisara Baroud. L’artiste, lui, dégage pourtant beaucoup de douceur, yeux gris derrière les lunettes, cheveux grisonnants retenus en catogan, timbre de voix bas et un peu lent. Comme s’il craignait de briser le chant des oiseaux et la sérénité de sa résidence à Marseille, où il est accueilli par l’Institut d’ethnologie et d’anthropologie sociale de l’université d’Aix-Marseille dans le cadre du programme Pause. Il y vit depuis début mai avec Khansa, sa femme, et Rita, une de leurs deux filles, journaliste que l’on sent pleine de fureur et de ressentiment.
À la question de savoir si quitter Gaza a été difficile, la jeune femme brune aux yeux verts, maigre, énergique, les gestes vifs à en être brusques, rétorque : « Il vaut mieux que je ne réponde pas à cette question, je ne suis pas d’accord avec mon père, et je vais me mettre à pleurer. » On devine que ces pleurs-là contiendraient au moins autant de rage impuissante que de tristesse.
Khansa, le foulard coquet et les yeux maquillés, emplit le salon du petit appartement en rez-de-jardin de son calme souriant. Elle opine quand Maisara dit, se justifiant presque, on ne sait auprès de qui : « Je ne voulais pas quitter Gaza. Khansa l’avait suggéré, il y a des années de cela, car la vie devenait difficile, et j’avais refusé. Mais aujourd’hui, rester à Gaza signifie mourir. Il fallait choisir. Perdre mes enfants était inimaginable. Il fallait partir pour les préserver. »
Cette mort règne sur les dessins de Maisara Baroud, emplis de fureur, d’effroi et de douleur. Sauf, peut-être, les portraits de Salwa.
Salwa porte un prénom féminin. Elle n’est pourtant ni une femme ni une fillette. C’est une jeune ânesse, que l’artiste a « rencontrée » dans un de ces domiciles précaires et provisoires où il a habité pendant dix-huit mois, et avec laquelle il s’est lié d’amitié. Voilà ce que fait aussi la guerre génocidaire à Gaza : créer des liens inattendus et d’autant plus puissants que la mort est plus que plausible. Les réseaux sociaux sont pleins de ces images de proximité entre êtres humains et animaux plus ou moins domestiques.

 


Les corps de Gaza crient
Entre le 7-Octobre et le jour de l’évacuation vers la France, fin avril 2025, Maisara Baroud et sa famille ont été déplacés une quinzaine de fois. Ils habitaient Rimal, un quartier de la ville de Gaza considéré comme chic, aux rues calmes bordées d’arbres. Le deuxième jour de la guerre, le bureau de Maisara a été bombardé. Le troisième, ç’a été le tour de son atelier et de la maison familiale.
« Quand mon bureau a été détruit, je me suis dit : “J’ai encore ma famille, la maison et l’atelier.” Quand l’atelier et la maison ont été détruits, que j’ai perdu presque tout mon travail, tous mes souvenirs, tout ce qui faisait ma vie, mais que mes filles, mon fils et ma femme allaient bien, je me suis dit : “Ça pourrait être pire” et qu’il fallait absolument les préserver, qu’il fallait absolument qu’ils restent vivants, et que nous restions ensemble », relate-t-il.
L’artiste, sa femme, leurs deux filles et leur fils partent alors vers Rafah. Ils logent dans un « morceau de maison », comme le précise Khansa, ce qu’il reste après un bombardement, un salon, une chambre et une salle de bains, dépourvus de fenêtres et de portes, où ils s’entassent avec vingt autres personnes sans aucune intimité. « Même pas pour un petit baiser ou un petit câlin », affirme Maisara, suscitant les rires de Rita et de Khansa.
« Vraiment, vivre ainsi, c’est une autre guerre, même si vous êtes tous de la même famille, reprend-il. Mais dans ces circonstances, on n’a pas le privilège de réfléchir aux façons de rendre la cohabitation harmonieuse. Soit on reste tous ensemble en se disant que si nous sommes bombardés, nous mourrons tous ensemble, soit on s’éloigne et on se retrouve rongés par la peur de perdre un proche, un membre de la famille. » 
L’armée israélienne a décidé pour eux : il a fallu encore se déplacer. « Jour après jour, tuerie après tuerie, préserver la famille, rester vivants, se procurer la nourriture, l’eau, l’électricité, est devenu de plus en plus difficile », explique-t-il.
La famille Baroud s’est retrouvé à Deir el-Balah, sans eau, ni électricité, ni Internet bien sûr. Ils ont la chance d’avoir un voisin équipé d’un panneau solaire en état de marche. Maisara s’y rend donc quotidiennement ou presque pour recharger téléphones et ordinateurs portables.

 


« Ce voisin avait recueilli Salwa, cette petite ânesse orpheline. Sa mère avait été tuée lors d’une incursion de l’armée israélienne dans son quartier, alors qu’elle n’avait que trois semaines, se souvient-il aujourd’hui. Je n’aime pas beaucoup les animaux, d’habitude, et je n’ai guère d’affection pour les ânes, que je trouve peu sympathiques. Mais Salwa était vraiment différente et nous passions beaucoup de temps ensemble. Elle ne savait pas braire, elle émettait des sons qui ressemblaient à ceux d’un violon mal accordé. Elle s’installait près de moi quand je dessinais. »
Cette tendresse, si précieuse dans le Gaza d’aujourd’hui, transparaît sur les photos que Maisara a postées de Salwa, les naseaux dans le cou de l’artiste, qui fixe l’objectif en souriant, et dans quelques-uns de ses dessins sur lesquels elle apparaît. Aujourd’hui encore, Maisara prend des nouvelles de son amie Salwa.
Depuis le 7-Octobre, il réalise un dessin par jour, qu’il poste sur son compte Instagram. « C’était ma façon de dire à mes amis et à mes connaissances que j’existais toujours et de répondre à leur question récurrente : “Es-tu toujours vivant ?” », explique-t-il. Toutes ces œuvres de guerre sont regroupées dans un volume, intitulé justement I am still alive (« je suis toujours en vie »). Des expositions, par exemple à la Biennale de Venise en 2024, et de nombreux magazines d’art rendent compte de ce travail toujours en cours, chronique dessinée de la guerre génocidaire.
« J’ai perdu tout ce que je possédais : mon bureau, ma maison, mon atelier, toutes mes œuvres, mes outils, mes livres et mes effets personnels. Les avions et les missiles ont détruit tous mes rêves et tous mes biens, mais ils n’ont pas pu m’enlever ma passion et mon amour pour le dessin. Je dessine tous les jours, et je continue à le faire, pour envoyer un message qui défie la mort, la destruction et la machine à tuer », écrit-il dans le magazine en ligne Explosive Weapons Monitor.
Maisara Baroud dessine l’être humain écrasé par les avions de chasse, dans un paysage urbain apocalyptique. Parfois, il se dresse et on le voit tenter de résister. D’autres fois, il est touché par tant de munitions que l’on sait qu’il ne survit pas. Ici, des silhouettes anguleuses portant des valises sur la tête forment un chemin d’exil, le long d’une mer noire et hostile. Là, elles tombent devant les canons des chars d’assaut, portent des silhouettes plus petites dans leurs bras.
« Une fois, j’ai vu un homme fouiller les gravats dans un magasin d’habillement détruit. Il ne prenait que des vêtements de petite taille et de couleur vive, des rouges, des jaunes, se souvient-il. Je l’ai interrogé, il m’a juste dit qu’il venait d’enterrer deux de ses enfants, et rien de plus. » Derrière la souffrance et l’effroi des visages aux traits succincts se dissimule parfois la folie.
« Un jour, j’étais au marché avec des amis, reprend Maisara. Une maison a été visée par une bombe, juste à côté de nous. J’ai été projeté au sol, à plusieurs mètres. Dans la poussière, j’ai cherché mes amis du regard, pour vérifier s’ils étaient vivants ou non. Je n’ai vu que du sang, partout. C’est ça Gaza, tous les jours, partout. »

 


Les drones, « omniprésents »
L’artiste réussit à rendre l’acier et le feu des armes, leur puissance qui écrase pierres et êtres, les avions de chasse, les tanks, les drones. Ces engins volants sont partout dans cette guerre génocidaire. Jusque-là, les Gazaouis étaient familiers de leur bourdonnement incessant et agaçant au-dessus de leurs têtes, jour et nuit. Depuis octobre 2023 sont apparus, dans leur vie et dans leur mort, de nouveaux types de drones. Ceux qui volent haut, pour la surveillance, sont toujours là, bien sûr. Mais il y a aussi les petits, comme ceux que l’on trouve pour les loisirs en Occident, qui s’immiscent partout. Et surtout les moyens, appelés quadricoptères, équipés de haut-parleurs, de grenades, de minibombes ou de fusils.
Maisara les a dessinés. « Ils sont omniprésents. Ils représentent un danger permanent, ils peuvent vous atteindre n’importe où », raconte-t-il, avant de relater un épisode qui, aujourd’hui encore, dans son appartement de Marseille, lui donne le frisson. « Dans le chaos où nous vivions, sans portes, sans fenêtres, sans rien pour se créer un peu d’intimité ou de calme, j’avais besoin de m’éloigner pour dessiner. J’ai trouvé en errant à droite et à gauche un endroit idéal, en haut d’un bâtiment détruit. C’est devenu mon lieu. J’y dessinais, j’y dormais même, parfois. »
« Un jour, poursuit Maisara, est arrivé un drone, un des engins armés. Il s’est arrêté en face de moi. Je me suis demandé s’il allait tirer, quand il allait tirer, quand celui qui était à l’autre bout et qui le télécommandait allait décider qu’il était temps de me tuer, s’il allait me le dire. Ça a duré, duré, duré. Le drone est resté quarante minutes. Et puis il est parti. Je l’ai vu survoler le quartier, j’étais tétanisé. Et puis il est revenu. Et il est reparti. Il a largué des explosifs sur des tentes, pas loin, et il a disparu. »
L’ensemble I am still alive chronique cette dystopie terrifiante. Les dessins les plus récents font référence à la famine, et au cauchemar organisé du nouveau dispositif d’aide humanitaire mis en place par Israël et les États-Unis à travers la Fondation humanitaire pour Gaza et ses mercenaires. Maisara a tracé des silhouettes émaciées qui tombent sous les balles des soldats israéliens et des obus de chars. Par son économie, le trait décrit brutalement ces scènes presque quotidiennes au cours desquelles des gens affamés attendant de la nourriture se font tuer par une armée d’occupation.
« Avant, je savais que j’étais doué pour dessiner, et je montrais mon savoir-faire. Aujourd’hui, seule compte la nécessité de témoigner. Mon trait s’est épuré au fur et à mesure. J’ai toujours dessiné les corps, car ils sont irremplaçables. On pourra reconstruire Gaza, reconstruire le bâti, les serres, mais on ne pourra jamais remplacer les corps », analyse-t-il.
Il poursuit : « Au début, j’allais dans les détails des corps. Je ne le fais plus. En partie car il a fallu que je travaille sur des feuilles plus petites, à cause de la pénurie, et je manquais d’encre, je devais travailler au crayon. » En partie parce que, pour Maisara comme pour toutes et tous les artistes, intellectuel·les et habitant·es de la bande de Gaza, sa vision du monde s’est profondément transformée.

 



« Il n’y a plus de couleurs à Gaza. Tout est gris. Les couleurs ont été effacées. Il ne reste que le gris », ajoute-t-il.
Témoigner, et conserver le témoignage brut, c’est-à-dire les originaux. Maisara, Khansa et leurs deux filles – Ilya, le fils, a réussi à partir pour le Caire – ont été soumis·es à la même exigence que tou·tes les Gazaoui·es évacué·es : sortir sans rien emporter, sauf un téléphone portable par personne et son chargeur.
La famille a décidé, cependant, de prendre le risque d’essayer de faire passer les carnets de dessins de I am still alive. Rita et Maria les ont pris avec elles. Elles ont affirmé aux soldats israéliens, des Druzes, parlant donc l’arabe, qu’ils étaient leurs cahiers d’école de l’enseignement primaire. À l’étonnement général, le subterfuge a fonctionné. Les soldats leur ont même donné un sac pour les transporter.
À Marseille, Maisara dessine non seulement Gaza, mais ce qu’il voit autour de lui, des corps qui dansent dans un jardin, des bus et des voitures emplis de gens, des passages piétons. De la vie se dégage de cette esquisse de fresque, mais pas vraiment de joie. Il conclut pourtant : « Nous retardons la tristesse. Quand cette guerre finira, alors nous pleurerons. »


Nous avons rencontré Maisara Baroud à Marseille le 14 mai 2025.

 

 


 
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