Passages à tabac, lâcher de chiens, tortures… Les Palestiniens libérés racontent l’enfer des prisons israéliennes
Charlie Deulme
L'Humanité du 20 octobre 2025
Les prisonniers palestiniens libérés témoignent de l’enfer subi dans les prisons israéliennes. Passages à tabac, lâcher de chiens, gaz, privations de nourriture, torture psychologique. Ils racontent les années de sévices.
Les portraits s’étalent fièrement sur les quatre murs de la pièce, grands et nombreux, jusqu’à déborder derrière la télévision, la chaîne hi-fi et la commode. Dans son salon, à l’abri des regards, Fatima laisse exploser la joie qu’elle n’a pas le droit de montrer dehors.
Les autorités israéliennes ont interdit toute manifestation de liesse sous peine de poursuites. Son fils est libre. Ahmad avait 21 ans et pesait 95 kg lorsque l’armée israélienne est venue le chercher, un matin d’avril 2002, l’accusant d’avoir pris part à des attaques contre des citoyens israéliens. Il en a aujourd’hui 44, et n’en pèse plus que 40.
Israël relâche près de 2 000 détenus
« Dès qu’on a appris qu’un échange de prisonniers aurait lieu, on est resté à attendre que le téléphone sonne », raconte Fatima, entourée d’une sœur cadette et des deux frères d’Ahmad. À leurs côtés, leurs épouses ponctuent régulièrement le récit de hochements de tête ou de détails ajoutés à la volée.
Finalement, c’est sur une liste diffusée le vendredi sur les réseaux sociaux que la famille découvre qu’Ahmad fait bien partie des 31 prisonniers originaires de Jénine qui seront libérés deux jours plus tard.
Le lendemain, une nouvelle liste circule sur les boucles WhatsApp des familles de prisonniers. Pour douze détenus de Jénine, dont Ahmad, une autre destination apparaît à côté du nom : l’Égypte.
Le lundi 13 octobre, en échange des 48 derniers otages israéliens – vivants ou morts – que le Hamas s’est engagé à libérer, Israël a relâché 1 968 prisonniers palestiniens. À cette liste se sont ajoutés 250 condamnés à perpétuité, qualifiés de « terroristes » par Israël, déportés temporairement en Égypte, avant un éventuel transfert vers la Turquie ou le Qatar. Un aller simple, sans retour.
Ahmad, vingt-trois ans de détention et de torture
« Vous êtes exilé à vie. Toute la terre ici appartient à Israël. » Dans le véhicule qui le transfère de la prison de Ramon, dans le sud du pays, vers celle de Ktziot, au cœur du Néguev, Ahmad apprend la sentence de la bouche d’un officier du Shin Bet – le service de renseignement intérieur israélien.
Son regard vide envahit l’écran du téléphone, entre les mains de son frère, avec lequel il converse toute la journée. « Je n’ai rien ressenti », confie-t-il. Ni à l’annonce de sa libération ni à celle de son exil.
D’une voix plate, presque mécanique, Ahmad énumère les « mauvais traitements » subis pendant vingt-trois ans – un euphémisme pour la torture, dont l’intensité s’est encore accrue les derniers jours passés dans le plus grand centre de détention d’Israël. « J’étais inconscient », lâche-t-il simplement, lorsque, le 11 octobre, à deux heures du matin, son nom a été cité parmi ceux des prisonniers qui seraient libérés.
Cette nuit-là, il avait encore été passé à tabac. Les coups, les fouilles à nu, l’interdiction de prier, les chiens lâchés près de son visage alors qu’il était cloué au sol : Ahmad a tout enduré, jusqu’au bout. « La Croix-Rouge nous a prévenus qu’on allait être frappés lors du transfert vers l’Égypte, même devant eux, sans qu’ils puissent l’en empêcher », affirme-t-il, avant d’ajouter : « À côté de ce qu’on a subi, Guantanamo, c’est rien. »
Les enfants face aux récits de torture
Derrière le téléphone, la mère d’Ahmad mime les coups sur son visage, son cou, ses bras, et décrit les joues creusées par la faim, jusqu’à rendre son fils méconnaissable. « Quand il a appelé lundi, j’ai demandé : « Où est Ahmad ? » Il m’a répondu : « C’est moi, maman. » » Autour d’elle, six de ses petits-enfants, âgés de 5 à 14 ans, écoutent le récit des tortures, sans broncher.
Aucun n’a jamais rencontré cet oncle. Ils ne le connaissent qu’à travers les portraits qui ornent les murs ou les panégyriques des repas de famille. Ahmad incarne le héros de la seconde Intifada, qui s’est levé contre la violence de l’occupation israélienne.
Une violence qui imprègne leur quotidien, dans ce bastion de la résistance palestinienne du nord de la Cisjordanie, où la colonisation se vit jusque dans la chair. Les bras tatoués des hommes gardent la mémoire des séjours en prison.
Dans le hall d’entrée d’un immeuble de la résidence universitaire arabe-palestinienne, Tariq fume cigarette sur cigarette. Il raconte les retrouvailles, trois jours plus tôt, avec ses enfants. « Mon fils s’est enfui, ma fille m’a demandé qui j’étais », confie-t-il.
Survivre aux sévices et à la prison
Sa fille est née alors qu’il était incarcéré. Sa détention a débuté à la veille des attaques du 7 octobre 2023, après lesquelles tous les prisonniers palestiniens ont été privés de visites et d’appels téléphoniques. Depuis, sa famille n’avait pas eu pareille occasion de se réjouir.
Déplacée de force en février depuis le camp de Jénine, elle a appris, le jour même où Tariq a été libéré, qu’elle risquait à nouveau l’expulsion. Les 630 autres familles réfugiées dans ces chambres universitaires vides doivent payer un loyer qu’elles ne peuvent plus assumer, après avoir tout perdu dans les opérations de l’armée israélienne contre ce qu’elle appelle « le nid de frelons ».
Engoncé dans son canapé, Tariq énumère, imperturbable, les sévices endurés : coups, gaz, insultes. Il se dit pourtant chanceux : dans la cellule voisine, les détenus de Gaza étaient battus jusqu’à l’inconscience. Depuis le 7-Octobre, 77 prisonniers palestiniens identifiés – dont 46 originaires de Gaza – sont morts sous la torture, par privation de nourriture ou faute de soins, selon un bilan publié en août par le Club des prisonniers palestiniens.
À une vingtaine de minutes en voiture, Samira a passé un an en prison, après son arrestation avec son frère, Omar en 2004, accusé d’attentat contre Israël. Entourée de ses deux parents, dans le salon qui a accueilli une discrète célébration six jours auparavant, elle raconte la joie de la libération et la découverte de la déportation.
Témoignages de violence et de privations en prison
Dès qu’ils ont su qu’Omar allait être transféré en Égypte, Samira, sa mère et son frère ont pris la route de la Jordanie pour tenter de le rejoindre au Caire, depuis Amman. Mais pour eux, la frontière est restée close : les autorités israéliennes les ont refoulés, apposant une interdiction de sortie sur leurs papiers. « Nous réessaierons encore et encore », martèle la mère d’Omar, à qui il a été demandé de se présenter aux services de renseignement israéliens près de Ramallah – sans grand espoir.
À quelques rues de là, Kamil, le frère d’Omar, raconte le premier appel avec son frère, après deux années de silence. Il a fallu plusieurs tentatives avant qu’Omar, mutique, ne décroche un mot au téléphone. « J’ai prié pour retourner en prison plutôt que d’être libéré », a-t-il avoué à son frère, tant les coups avaient été violents pendant le transfert entre le Néguev et la frontière.
Les deux enfants de Kamil, impassibles, écoutent ce récit de coups, d’humiliations, de privations. « Certains prisonniers jeûnaient pour garder un peu de nourriture plus longtemps, tant les portions étaient faibles », décrit Kamil, en désignant les gobelets d’eau sur la table pour illustrer les maigres rations quotidiennes.
Interdiction d’accès aux avocats et recours limités
Il évoque aussi les cellules surpeuplées – souvent douze détenus pour quatre lits, sans sommier –, les maladies qui se propagent, notamment la gale. « Si Omar demandait à prendre une douche, on lui répondait « demain », mais demain pouvait durer une semaine ou un mois, et il n’y avait jamais de savon. »
La nomination, en mars 2025, d’Itamar Ben Gvir comme ministre israélien de la Sécurité nationale, a entraîné un durcissement brutal des conditions de détention. Ce dernier s’est vanté d’avoir réduit les conditions de vie des prisonniers palestiniens au « minimum légal ».
Sans possibilité de recours, alors que chaque famille de détenus affirme que leurs proches ont été battus davantage encore lorsqu’ils demandaient à voir un avocat – pour les dissuader de renouveler leur requête ou de dénoncer leurs conditions de détention.
Ces pratiques sont documentées par l’ONU, ainsi que par de nombreuses organisations internationales. En septembre, la Cour suprême israélienne a donné raison à l’Association pour les droits civils en Israël et à Gisha, qui dénoncent la cruauté croissante de la politique pénitentiaire israélienne.