GAZA : une guerre contre l'éducation
Par Ghazal Golshiri
Le Monde du 06 mars 2024
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Le bâtiment lourdement endommagé de l’université Al-Azhar, dans la ville de Gaza, le 15 février 2024. AFP |
L’intégralité des établissements d’enseignement supérieur de l’enclave palestinienne a été ciblée par les forces israéliennes. Trois présidents et près de cent doyens et professeurs ont été tués dans les bombardements.
Être acceptée à l’université de Palestine à Gaza a été la « porte vers l’indépendance » pour la Palestinienne Bisan Alkolak. Lorsqu’elle a reçu l’appel téléphonique lui annonçant, en septembre 2021, son admission en licence de pharmacie clinique, elle était « aux anges », se rappelle-t-elle. Aujourd’hui, son université n’est plus qu’un tas de ruines. L’établissement a été bombardé et détruit par l’armée israélienne, en décembre 2023, deux mois après le début de la guerre lancée en réponse à l’attaque du Hamas du 7 octobre.
Selon l’agence de presse palestinienne WAFa, l’armée israélienne a, depuis, détruit ou endommagé les douze universités de la bande de Gaza, au moyen de frappes aériennes ou de plastiquages. Selon l’ONU, au début du mois de janvier, environ 75 % des infrastructures éducatives de l’enclave avaient été endommagées.
« Avant le 7 octobre, Gaza était un endroit plutôt plaisant, explique Bisan, aujourd’hui âgée de 20 ans. Mon université, pas loin de la mer, était très agréable. » La jeune femme est née à Chardja, aux Emirats arabes unis, où son père travaille. Dans cet émirat du Golfe, terminer les trois années de licence, surtout dans une discipline comme la sienne, aurait coûté « 100 000 dirhams [25 000 euros] » à sa famille, explique-t-elle : « On n’en avait pas les moyens », ajoute-t-elle. D’où son soulagement et sa joie d’avoir obtenu une place dans une université de Gaza.
« Je ne sais plus quoi faire de ma vie »
A 18 ans, elle quitte donc le domicile parental et emménage chez ses grands-parents, dans la ville de Gaza, non loin du campus. Sur sa page Instagram, Bisan a publié de nombreuses vidéos la montrant, légèrement maquillée, en cours à l’université, dans la bibliothèque avec ses camarades, dans un laboratoire de chimie en train de réaliser des expériences ou assise, profitant du soleil, sur la pelouse du campus. « Les deux années que j’ai passées à l’université de Palestine ont été les meilleures pour moi. Aujourd’hui, je ne sais plus quoi faire de ma vie. Que vont devenir mes deux années d’études, dont je n’ai plus aucune trace ? Est-ce que tout est parti en fumée ? », s’interroge la jeune fille qui a été évacuée, fin février, à Abou Dhabi, avec sa mère et ses sœurs.
Selon l’organisation de défense des droits de l’homme Euro-Med Human Rights Monitor, basée à Genève (Suisse), les attaques militaires israéliennes contre la bande de Gaza ont laminé l’enseignement supérieur. L’organisation estime que les dommages causés aux universités s’élèvent à plus de 200 millions d’euros. Au moins trois présidents d’université ont été tués depuis le 7 octobre, et plus de 95 doyens et professeurs. Quelque 88 000 étudiants ont dû interrompre leur cursus et 555 autres, titulaires d’une bourse internationale, n’ont pas pu voyager à l’étranger en raison des exactions.
Certains établissements de Gaza ont été d’abord transformés par l’armée israélienne en caserne ou en centre de détention, avant d’être démolis. C’est le cas de l’université Al-Israa, pulvérisée, le 17 janvier, par un bombardement dont les images ont circulé sur les réseaux sociaux. Selon la direction, avant l’explosion, des soldats auraient volé des antiquités du Musée national, abrité dans l’une des ailes de l’établissement.
Le principal site de l’université Al-Azhar, dans la ville de Gaza, et sa branche dans la zone d’Al-Mughraqa ont été, eux, rasés, en trois frappes aériennes successives, survenues les 11 octobre, 4 novembre et 21 novembre 2023. Avant le 7 octobre, Karam Jadallah, 22 ans, y étudiait la littérature française et anglaise. En quatrième année, il envisageait de postuler à un master de droit, dans une université de Bruxelles.
« On avait des enseignants de haut niveau »
« Des millions de dollars avaient été investis dans les bâtiments, récents, de mon université, raconte le jeune homme, aujourd’hui réfugié à Rafah, le cul-de-sac de la bande de Gaza. Il y avait beaucoup d’arbres. On avait des enseignants de haut niveau. Parfois, c’est en perdant une chose qu’on se rend compte à quel point elle a été précieuse », ajoute Karam, qui travaille désormais dans une organisation caritative distribuant de la nourriture à Rafah.
« Cette stupide guerre sanglante », ne cesse de répéter Zaher Kuhail, le fondateur et ancien président de l’université de Palestine, qui a fui l’enclave vers l’Egypte, en novembre, grâce à sa nationalité britannique. Docteur en génie civil d’une université britannique, ce Palestinien était retourné à Gaza, en 1989, pour y enseigner. L’homme a été témoin des nombreuses guerres qui ont ébranlé le territoire côtier, mais la magnitude de celle en cours l’inquiète profondément pour l’avenir.
« Ce qui se déroule à Gaza est une guerre contre l’éducation, soutient-il. Nous avons construit des infrastructures académiques avec notre sueur, notre sang et grâce aux dons. L’équipement des laboratoires de notre université nous avait pris énormément de temps, parce que le matériel devait passer les douanes israéliennes. Nous n’avions même pas fini de réparer les dégâts causés par la précédente guerre, en 2014. Combien de temps nous faudra-t-il, cette fois-ci, pour tout reconstruire ? »
Akram Habib, 68 ans, enseignait la littérature anglaise à l’université islamique de Gaza, la plus prestigieuse de l’enclave. « On formait l’élite de Gaza. Mes anciens étudiants et étudiantes sont devenus ambassadeurs, avocats, ingénieurs, policiers et professeurs. Aujourd’hui, beaucoup sont morts », déplore le professeur, parti pour la Turquie. Foyer d’activisme pro-Hamas où ont étudié de nombreux cadres du mouvement, l’université a été bombardée le 11 octobre 2023. « Les Israéliens disaient qu’elle avait été fondée par le Hamas, ce qui n’est pas vrai, poursuit M. Habib. Mais admettons que cela soit vrai : pourquoi, alors, les autres universités ont-elles été aussi ciblées ? Pourquoi les soldats israéliens se font-ils photographier devant ces établissements démolis ? » L’enseignant ne peut pas s’empêcher de penser que cette guerre n’a qu’un seul objectif : « Faire de Gaza un territoire inhabitable. »