Au Sud-Liban, les habitants chassés des zones détruites pour faire place à une « zone tampon » israélienne

Publié le par FSC

Pierre Barbancey
L'Humanité du 04 mars 2025

 

Le village de Kfar Ila a été complètement détruit par l'armée israélienne pour l'incorporer à une futur zone tampon. Au second plan, on aperçoit le mur de séparation avec Israël. Au fond le Mont Hermon et la frontière avec la Syrie© Nicolas Cleuet / Le Pictorium

 

Le long de la « ligne bleue », les villages n’ont pas été seulement bombardés, mais totalement détruits par l’armée israélienne, qui empêche les habitants de revenir et veut établir une zone tampon.
Abbas Jomea, le visage buriné, est assis, encore abasourdi. Il ne lui reste rien. Des parpaings lui servent de siège et d’assise pour une table de fortune. La plateforme en ciment, nue, sur laquelle il se trouve, délimite la base de ce qui a été sa maison. Le rez-de-chaussée était réservé à sa menuiserie ; le premier étage, à l’habitation proprement dite où il vivait avec sa femme et ses enfants. Plus de murs, plus de toit.


Il a récupéré un vieux poêle qui lui permet de brûler du bois. Juste de quoi faire chauffer une théière et un ibrik, ce petit pot en cuivre muni d’une longue poignée, indispensable pour le café. Le paysage alentour est tout aussi lunaire. Plus une habitation n’est debout. C’est un amoncellement de blocs de béton éclatés, de ferrailles qui émergent du sol comme de mauvaises plantes, de matelas brûlés, d’objets usuels défoncés.

« Cette guerre n’en valait pas la peine »


À 54 ans, Abbas ne pensait tout de même pas qu’il en serait réduit à camper sur les ruines de sa propre maison alors que sa famille se trouve à Nabatieh. « Nous sommes partis dès le 8 octobre, comme tout le monde, surtout parce que les enfants ne pouvaient plus aller à l’école », raconte-t-il, évoquant le déclenchement des hostilités entre Israël et le Hezbollah libanais en 2023.


Malgré le cessez-le-feu entré en vigueur le 27 novembre 2024, il n’est revenu que le 18 février pour découvrir l’horreur. « L’armée israélienne est arrivée le 24 septembre et ils ont fait sauter toutes les maisons. Il ne reste plus rien. Tout est détruit, tout est en ruine. » L’abattement fait place à la colère. « J’en veux aux Israéliens. On n’avait rien à voir avec la guerre, mais ils ont tapé tout le monde, de manière indiscriminée, partout. »


Il estime que « cette guerre n’en valait pas la peine. On n’a rien obtenu ». Ce qui ne l’empêche pas de prévenir : « Même si on ne reçoit pas d’aide, je reconstruirai une maison au même endroit. Je la bâtirai en bois s’il le faut. C’est notre terre, on ne peut pas la quitter. »
Abbas se lève alors et montre avec un geste ample la vallée en contrebas. La petite commune de Kfar Kila dont fait partie le hameau du menuisier s’étend, ou plutôt s’étendait, sur la « ligne bleue », cette ligne tracée par l’Onu après le retrait israélien du Liban en mai 2000, mettant fin à une occupation commencée en 1982. Une fausse frontière qui n’est, en réalité, qu’une ligne de retrait.

 

À Kfar Ila, Abbas, menuisier, s’attaque à la reconstruction de sa maison et de son atelier, ici le 26 février 2025.© Nicolas Cleuet / Le Pictorium


Malgré le cessez-le-feu, la guerre continue


Le spectacle qui s’offre à nous est terrifiant. Les rares habitations encore debout sont totalement éventrées. Les autres ont été réduites à l’état de gravats disséminés par paquets. Une ville rayée de la carte par des bombardements aériens, des obus de char et, comme si ce n’était pas suffisant, le plasticage de ce qui restait. Les soldats israéliens ont tenu à marquer leur passage. Des étoiles de David sont taguées sur les morceaux de mur.


Malgré cela, les habitants reviennent et s’affairent. Ils viennent récupérer ce qu’ils peuvent. Les premiers jours, plusieurs corps ont été retirés des décombres. Des drapeaux du Hezbollah se trouvent déployés un peu partout. Les portraits des jeunes gens tombés au combat sont apposés là où vivaient leurs familles.


Fatima Chit, 39 ans, se tient debout, habillée d’une longue robe noire, une abaya, dans un décor hallucinant. La façade de sa maison est tombée, laissant apparaître, à l’étage, une pièce miraculeusement épargnée. Trois fauteuils, un divan, des chaises en plastique et une petite table sont les seuls meubles disponibles. Sur un mur, une photo de Hassan Nasrallah. « Nous avons été à ses funérailles mais, pour nous, il n’est pas mort. »
Elle est là avec son fils et sa fille. Son mari a trouvé un travail dans une zone moins détruite un petit plus au nord. Ils sont partis à Babliyeh, le 4 janvier 2024, « pour que les enfants puissent aller à l’école, mais on est restés au sud, ce sont nos terres », souligne-t-elle. Une préoccupation commune à tous les habitants. Adam, le garçon, casquette vissée sur la tête, n’a que 13 ans, mais comprend très bien ce qui se passe. « On nettoie notre maison pour leur montrer qu’on va revenir, qu’on est chez nous. »


Officiellement, un cessez-le-feu a été promulgué. En réalité, la guerre est loin d’être terminée, même si elle se poursuit sous d’autres formes. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir (non sans mal, les bulldozers israéliens ayant sauvagement défoncé le bitume) ces dizaines de villages qui s’alignent le long de la fameuse « ligne bleue ».
Le 27 février, le ministre israélien de la Défense, Israël Katz, a annoncé que l’armée israélienne demeurerait positionnée sur au moins cinq points stratégiques en territoire libanais, alors que son retrait complet du Liban-Sud était prévu par l’accord de cessez-le-feu.


« Dans la zone tampon au Liban, nous restons sans limites de temps, cela dépendra de la situation, et non du temps », décision à laquelle les États-Unis ont donné leur « feu vert », a affirmé Katz. Le 1er décembre, les autorités françaises accusaient l’armée israélienne d’avoir violé le cessez-le-feu à plus de 50 reprises en cinq jours et reprochaient au gouvernement israélien de contourner le comité international chargé de veiller au respect de l’accord.
Le lendemain, des frappes israéliennes sur deux villages tuaient neuf personnes. Mais, surtout, Tel-Aviv n’entend pas laisser les habitants se réinstaller, créant, de fait, une zone tampon si chère au ministre israélien de la Défense.

« Il faudra au moins dix ans pour reconstruire la ville »


À Aita el-Chaab, qui s’étend jusqu’à la « ligne bleue », le même spectacle de désolation qu’à Kfar Kila nous attend. Les combats directs ont été intenses. Les habitants reviennent, mais sont forcés de repartir tant les destructions sont totales. Déplacés, ils ont perçu l’équivalent de 300 euros par mois et ont reçu des vivres via les municipalités.


L’un d’entre eux nous certifie que le Hezbollah a versé 12 000 euros à ceux dont la maison avait été détruite. Mais de réinstallation, il n’est, pour l’heure, pas question. Dans la ville de Houla, surnommée « Houla la Rouge » à cause de la présence de nombreuses familles communistes, l’armée israélienne est entrée et s’est installée dans des habitations.
Dans le jardin de l’une d’entre elles gisent des caisses de munitions vides. Les bouteilles d’alcool ont été vidées. Avant de partir, les soldats ont mis le feu. Ils ont également saccagé le monument aux victimes de la guerre de 1948, cassé la stèle et peint une étoile de David. « Il faudra au moins dix ans pour reconstruire la ville », prédit le Dr Omran, une personnalité de Houla, qui dénonce le pillage israélien.


À la sortie de la petite localité de Markaba, elle aussi mise à plat par les bombardements, nous nous retrouvons bloqués. L’accès est contrôlé par l’armée libanaise, qui nous empêche d’aller plus loin. « Si vous avancez au-delà de notre barrage, les Israéliens vous tireront dessus », prévient un soldat.


D’un endroit abrité, il nous montre le poste d’observation israélien, où, chose rare, aucun drapeau n’est déployé – récemment construit à quelques dizaines de mètres, largement au-delà de la « ligne bleue ». Celle-ci passe dans la vallée en contrebas. C’est un des cinq « points stratégiques » occupés par Israël. Celui-là est à 800 mètres d’altitude.


Comme dans tous les endroits visités, le bourdonnement d’un drone pollue l’atmosphère. « Depuis le début de la guerre, ça n’arrête pas, pourtant c’est notre espace aérien », dénonce un officier libanais qui avoue son incapacité à agir. Arrive alors un véhicule blindé de la Finul (la Force intérimaire des Nations unies au Liban, établie en mars 1978) dont l’une des missions aujourd’hui est de vérifier l’application de la résolution 1701 votée en 2006, prévoyant le retrait total israélien du Liban-Sud et le déploiement du Hezbollah au nord du fleuve Litani. Un éternel recommencement et une tâche délicate pour les Casques bleus.
Les « soldats de la paix », comme on les appelle, viennent d’ailleurs de passer à proximité du fortin israélien illégal, sans dommage cette fois. Plusieurs d’entre eux ont été blessés à de multiples reprises par l’armée israélienne, qui a même exigé leur départ de certaines de leurs bases, sans succès.

 

A Kfar Ila, Fatima et ses deux enfants Adam et Nana se sont réinstallés dans leu maison détruite. En cette fin de février les températures tombent régulièrement en dessous de 10 degrés.© Nicolas Cleuet / Le Pictorium


« Il n’y a pas de communication avec Israël, c’est un message par balles »


Le village chrétien de Rmeich est la preuve de la volonté israélienne d’établir des zones tampons en territoire libanais. « Nous avons demandé au Hezbollah de ne pas engager de combats ici », révèle El Khoury Najib el Amir, le prêtre de la paroisse qui reçoit l’Humanité. « Ils ont accepté. Nous nous aimons avec nos amis chiites, nous n’avons jamais eu de problème. »


Pourquoi les Israéliens ne sont pas entrés à Rmeich ? L’homme d’Église a sa petite idée. « Ils ne voulaient pas avoir d’histoire avec le Vatican. D’ailleurs, le nonce apostolique (le représentant du pape au Liban – NDLR) est venu à cinq reprises pendant la guerre. »


Néanmoins, une zone agricole s’étend sur 1 500 mètres, du village jusqu’à la « ligne bleue », où les combattants du Hezbollah pouvaient se déplacer. Les bombardements israéliens au phosphore blanc ont brûlé 10 000 oliviers. « Nous avons essayé d’éteindre les incendies, mais les Israéliens tiraient pour qu’on ne puisse agir. » La semaine dernière, les paysans qui voulaient s’y rendre pour planter du tabac n’ont pas pu approcher.


Depuis, personne n’ose s’y aventurer. « Il n’y a pas de communication avec Israël, c’est un message par balles », plaisante le prêtre mi-figue mi-raisin. Il ne cache pas son inquiétude. « Est-ce qu’on va être occupés ? Ce que font les Israéliens dans les villages chiites montre qu’ils ne veulent pas que les habitants reviennent. »
Sur la route du retour, la couleur rouge des coquelicots éclate dans les champs. « C’est le sang des martyrs qui affleure », nous dit-on. Dans le village dévasté d’Aïtaroun, dans ce Liban-Sud meurtri, des centaines de personnes se sont rassemblées vendredi pour rendre hommage à 95 Libanais tués. Des combattants du Hezbollah mais aussi des dizaines de civils, dont des femmes et des enfants.

 

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