Dans le sud de Gaza, la mission de sauvetage qui a tourné au carnage
Par Madjid Zerrouky
Le Monde du 1er avril 2025
Les corps de quinze secouristes palestiniens, tués par l’armée israélienne, ont été retrouvés dimanche dans une fosse commune, une semaine après avoir disparu. Le Croissant-Rouge palestinien accuse l’Etat hébreu de les avoir abattus de « sang-froid ».
Une foule nombreuse s’est rassemblée lundi 31 mars à Khan Younès, dans la bande de Gaza, pour accompagner les corps de 15 secouristes − huit travailleurs du Croissant-Rouge, six membres de l’unité d’urgence de la défense civile de Gaza et un employé de l’UNRWA, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens. Ils ont été tués par les forces israéliennes au cours d’une mission de sauvetage qu’ils menaient à Rafah, dans le sud du territoire palestinien. Leurs corps ont été retrouvés enterrés dimanche dans une fosse commune improvisée, apparemment labourée par des bulldozers des forces israéliennes. Ils étaient portés disparus et présumés morts depuis le dimanche précédent, le 23 mars.
Le Croissant-Rouge palestinien affirme que les secouristes et leurs véhicules portaient clairement la mention « personnel médical et humanitaire » et accuse les troupes israéliennes de les avoir tués « de sang-froid ». L’armée israélienne soutient que ses soldats ont ouvert le feu sur des véhicules qui s’approchaient d’elles « de manière suspecte » sans s’être identifiés. Selon la Croix-Rouge internationale, il s’agit de l’attaque la plus meurtrière visant son personnel ces huit dernières années dans le monde. Israël interdit à la presse étrangère de pénétrer dans la bande de Gaza.
Le 23 mars au petit matin, une première ambulance avait été dépêchée dans le quartier de Tal Al-Sultan pour porter secours aux victimes d’un raid aérien. L’armée israélienne avait appelé les habitants à quitter les environs, affirmant que des militants armés du Hamas y opéraient. La première équipe de secouristes parvient à retourner à l’hôpital après avoir appelé des renforts. Le contact est rapidement perdu avec une deuxième ambulance arrivée en soutien puis prise pour cible. La défense civile du territoire palestinien évoque alors la mort de deux ambulanciers. Cinq véhicules de la protection civile, du Croissant-Rouge et de l’ONU sont ensuite envoyés tour à tour dans le secteur. Tous sont attaqués.
« Des ambulances clairement identifiées »
« Les informations disponibles indiquent que la première équipe a été tuée par les forces israéliennes et que d’autres équipes d’urgence et d’aide ont été frappées l’une après l’autre alors qu’elles cherchaient leurs collègues disparus », affirme Jens Lærke, porte-parole du Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) à Genève. « [Les victimes] ont été ensevelies sous le sable, à côté des épaves des véhicules d’urgence − des ambulances clairement identifiées, un camion de pompiers et une voiture de l’ONU », ajoute-t-il.
Des jours durant, les forces israéliennes interdisent aux Nations unies d’accéder au site. Le 26 mars, une équipe de l’ONU tente de s’en approcher, mais doit rebrousser chemin. Dans une vidéo filmée depuis son véhicule, on voit un jeune homme se faire tuer alors qu’il tente de porter secours à une vieille dame blessée sur le bord d’une route. « Pouvons-nous avancer de 50 mètres pour aller voir la femme blessée ? », demande à la radio une membre de l’équipage onusien. « Un autre abattu, un autre abattu ! », s’exclame son collègue. Ils parviennent finalement à récupérer la femme avant de fuir la zone.
De nouvelles images glaçantes tournées par l’OCHA, qui a finalement pu parvenir sur les lieux de la tuerie à Tal Al-Sultan dans la journée du 30 mars, montrent des secouristes du Croissant-Rouge et de la défense civile attaquer le sable à la pelle pour déterrer les corps de leurs collègues. « Il y a sept jours, les ambulances de la défense civile et du Croissant-Rouge palestinien sont arrivées sur ces lieux.
[Les corps] ont été rassemblés et enterrés dans cette fosse commune », dénonce dans une série de posts publiés sur le réseau X Jonathan Whittall, le chef du bureau de l’OCHA en Palestine, qui a diffusé les images de l’opération de récupération des corps des sauveteurs. Le lieu avait été signalé avec le gyrophare de l’une des ambulances du Croissant-Rouge attaquées, dont les carcasses broyées gisent sur le chemin aux côtés du camion de la défense civile et du véhicule des Nations unies, dont seule la lettre « N » – des initiales « UN » que l’organisation peint sur ses voitures pour les rendre identifiables – émerge de l’amas de ferraille.
« Ils étaient là pour sauver des vies »
« Nous les déterrons dans leurs uniformes, avec leurs gants. Ils étaient là pour sauver des vies. Au lieu de cela, ils ont fini dans une fosse commune. Ce qui s’est passé ici est absolument horrible. Cela ne devrait jamais arriver. Le personnel de santé ne devrait jamais être une cible », s’indigne Jonathan Whittall. « J’ai le cœur brisé. Ces ambulanciers dévoués portaient secours à des blessés », a réagi dans un communiqué le secrétaire général de la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR), Jagan Chapagain.
« C’étaient des humanitaires. Ils portaient des emblèmes qui auraient dû les protéger ; leurs ambulances étaient clairement identifiées », a-t-il ajouté. Mahmoud Bassel, le porte-parole de la défense civile du territoire palestinien, accuse, lui, l’armée israélienne d’avoir exécuté ses hommes : « Tous les corps portent les traces d’au moins une vingtaine de blessures par balles, l’un d’eux a été retrouvé les pieds liés. »
Interrogée par Le Monde, l’armée israélienne indique qu’elle a ouvert le feu ce jour-là « sur des véhicules du Hamas et a éliminé plusieurs terroristes du Hamas ». « D’autres véhicules se sont avancés de manière suspecte. Une première enquête indique que les véhicules se déplaçaient sans coordination préalable, sans lumières ni signaux d’urgence. Les troupes ont réagi en tirant en direction des véhicules suspects, éliminant un certain nombre de terroristes du Hamas et du Jihad islamique », ajoute-t-elle, en citant le nom d’un membre présumé du Hamas − Mohammad Amin Ibrahim Shubaki − dont l’identité ne correspond à aucune de celles des 15 sauveteurs. Elle ne précise pas dans quelles circonstances les victimes ont été enterrées dans une fosse commune improvisée.
Depuis le début de la guerre à Gaza consécutive à l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, une centaine de secouristes membres du Croissant-Rouge et de la défense civile ainsi qu’au moins 1 060 professionnels de la santé ont été tués sous les bombardements ou par les tirs des forces israéliennes, selon les Nations unies. Lundi, l’armée israélienne a ordonné l’évacuation de la quasi-totalité de la ville de Rafah, que des milliers d’habitants fuyaient.