« Quand ça va s’arrêter ? » : en Cisjordanie, la vie broyée des Gazaouis bloqués loin des leurs
Clothilde Mraffko
Médiapart du 31 mars 2025
![]() |
En Cisjordanie occupée, le 11 mars 2025. © Photo Zain Jaafar / AFP |
Ils étaient venus pour se faire soigner en Cisjordanie occupée ou travailler en Israël avant le 7-Octobre. Depuis dix-sept mois, une quarantaine de Gazaouis sont coincés dans un hôtel de Ramallah. Le monde qu’ils ont quitté, leurs vies d’avant, ont été totalement détruits.
Ramallah (Cisjordanie occupée).– Dans le lobby de l’hôtel Retno, petit établissement familial au bord d’une rue calme à l’écart du centre de Ramallah, Shadia Abu Mrahil regarde sa nièce Amal déballer les cadeaux qu’elle lui a offerts pour l’Aïd, la fête qui marque la fin du ramadan, célébrée sur trois jours à partir du 31 mars. Depuis Gaza, la fillette de 6 ans filme avec empressement des barrettes, des baskets blanches et des vêtements, puis elle retourne le téléphone, exhibant ses nouvelles lunettes de soleil roses, juste au-dessus de son large sourire.
Émue, Shadia Abu Mrahil raccroche dans un baiser. L’élégante Palestinienne de 44 ans a quitté Gaza le 4 octobre 2023. Accompagnée de son fils unique, Karam, qui venait de terminer ses études, elle est arrivée à Ramallah, en Cisjordanie, pour soigner sa leucémie. Elle s’y est retrouvée bloquée par la guerre génocidaire menée par Israël après les attaques du Hamas du 7-Octobre.
Son mari vit sous une tente à Nousseirat, dans le centre de la bande de Gaza. Leur maison à Deir El-Balah, « fruit du labeur de toute une vie », a été pulvérisée. Il y a quelques jours, alors que Shadia parlait à sa sœur, elles ont été interrompues par un puissant bruit d’explosion. « Où sont les filles ? », a demandé la tante depuis Ramallah. « Elles ont couru dormir. Quand il y a un bombardement, elles abandonnent tout ce qu’elles sont en train de faire et partent se coucher », a répondu sa sœur.
La veille, Shadia a envoyé de l’argent à sa sœur pour qu’elle achète des vêtements à ses trois enfants. Des fripes de mauvaise qualité, assure-t-elle, à des prix exorbitants. Israël bloque tout approvisionnement de Gaza depuis le 2 mars – c’est la plus longue période de siège qu’a connue l’enclave depuis le début de la guerre. Le fracas des bombes est revenu le 18 mars, quand Israël a rompu la trêve en cours depuis mi-janvier. En dix jours, plus de 920 Palestinien·nes ont été tué·es dans l’enclave.
Des centaines de Gazaouis coincés
Les mains de Shadia s’agitent tandis qu’elle parle, comme pour prendre le relai d’une langue qui ne cesse de la trahir, trop limitée pour décrire ce qu’elle endure. Elle a perdu une tante, un neveu et trois cousin·es. L’une d’eux a été tuée avec six de ses filles, en septembre – toute une famille emportée en un instant, à l’exception du père et du fils.
« Je suis épuisée, physiquement et psychologiquement, détruite de l’intérieur. La colère, le traumatisme nuisent à mon état de santé, dit-elle dans un débit de voix rapide. La trêve avait nourri nos espoirs, je suis aujourd’hui sous le choc. » Plus de 50 000 Palestinien·nes ont été tué·es depuis le 7-Octobre à Gaza, sans compter les cadavres qui sont encore prisonniers des décombres. Avec le soutien total de l’administration américaine, le gouvernement israélien menace désormais d’annexer une partie de Gaza et d’intensifier encore ses opérations militaires.
Quelques centaines de Palestinien·nes de l’enclave sont coincé·es en Cisjordanie. Dans l’élégant petit hôtel de famille où vivent Shadia et son fils, sur 45 chambres, 40 sont actuellement occupées par des patient·es et leurs familles. L’hôtel, construit pendant la deuxième Intifada, en 2000, dispose d’un partenariat avec l’hôpital Al-Istishari de Ramallah.
Entre l’entrée dissimulée sous un large bougainvillier aux fleurs fuchsia et le lobby, le propriétaire Nawaf Hamed promène son rire contagieux, vêtu de son « costume du vendredi » – veste et pantalon de survêtement Adidas noirs, les pieds chaussés de claquettes.
Depuis un an et demi, l’hôtelier de 66 ans fait venir des comédiens pour distraire les enfants, des thérapeutes, négocie des ristournes pour les taxis qui amènent les patient·es à l’hôpital, a contacté des associations, collecté des vêtements, organise des sorties... « Tous ont perdu des proches. On leur organise des beit’azza [une tente où la famille reçoit les condoléances après un décès – ndlr] en offrant du café et des dattes », souffle-t-il. Neuf patients sont décédés depuis le 7-Octobre.
L’un des employés de l’hôtel descend à la réception. Shady Alareer est originaire de Shuja’iya, à l’est de la ville de Gaza, aujourd’hui immense champ de ruines. En 2014 déjà, lors d’une précédente guerre, la zone avait été en grande partie rasée : elle est accolée à la barrière qui sépare Gaza d’Israël. Sa maison avait été détruite, il a travaillé dur pour la reconstruire.
Mi-janvier, après la trêve, quand les siens ont repris le chemin de leur quartier après des mois d’errance dans le Sud, ils n’ont retrouvé qu’un tas de ruines. Sa femme et ses trois enfants âgés de 11, 8 et 2 ans sont hébergés chez sa belle-famille. Shady montre une photo de son dernier, Amir, assis dans une valise, sous une tente, tout sourire. Il a les mêmes yeux clairs que son père. « Je ne l’ai vu qu’une seule fois. Aujourd’hui, il marche, il parle et je n’étais pas là pour voir ça. Quand il me dit “papa”, ça sonne creux. Il ne sait pas qui je suis », dit le Palestinien de 37 ans en faisant défiler les photos.
« Quand est-ce que ça va s’arrêter ? »
Shady fait partie des quelque 18 500 Gazaoui·es qui avaient obtenu un permis avant le 7-Octobre pour travailler en Israël. Il faisait l’entretien dans un hôtel à Haïfa. Une semaine après les attaques du Hamas, ses patrons lui ont laissé quelques heures pour faire ses affaires et « disparaître ». Caché dans un camion qui transportait des légumes, il a atterri en Cisjordanie. Le retour des bombardements le hante ; son père, un ingénieur qui travaillait à l’hôpital Al-Shifa, lui apparaît à chaque fois davantage écrasé par la guerre. Il a vieilli.
Il y a encore quelques semaines, Shady espérait revenir à Gaza, faire ses valises et amener sa famille loin, à l’abri. Mais « depuis les déclarations de Trump [qui a proposé d’expulser les Palestinien·nes de Gaza – ndlr], j’envisage l’exil comme une trahison », réfléchit-il.
Lui n’avait « pas d’ennemis chez les Israéliens ». Mais après un an et demi de guerre génocidaire, il constate sobrement : « Ils ne peuvent pas nous accepter et nous non plus. » Shady a perdu plus d’une centaine de ses proches en dix-sept mois, dont son cousin, le célèbre poète gazaoui Refaat Alareer, très probablement ciblé par un bombardement israélien le 6 décembre 2023. Son visage s’assombrit sous sa casquette noire : « Il nous a éduqués. Sa mort m’a fait beaucoup de peine, pour nous bien sûr mais aussi pour la société palestinienne. »
La même expression de souffrance muette, abîme qui ronge l’âme, traverse parfois les yeux noirs brillants d’Ibrahim Shatali. Lui est venu seul, une semaine avant la guerre, se faire opérer d’un cancer de la vessie. Quand il s’est réveillé de l’anesthésie, son monde avait basculé.
S’il était resté à Gaza, il serait mort. Il n’y a pas de médicaments pour son traitement et les Israéliens viennent de bombarder le seul hôpital qui accueillait les patient·es atteint·es de cancer de l’enclave, après qu’il leur a servi de base militaire pendant des mois.
Depuis dix jours, l’ancien ouvrier du bâtiment de 54 ans est de nouveau noyé dans la peur. Ses six enfants et deux petites-filles sont revenu·es avec son épouse dans leur maison de Nousseirat, abîmée par les bombardements mais plus confortable que la tente qu’ils partageaient avant la trêve.
Ils n’ont ni télévision ni radio, à peine un peu d’électricité pour charger leurs téléphones et l’appeler. « Toutes nos conversations tournent autour de ça : quand est-ce que ça va s’arrêter ? Ils me demandent s’il y a des nouvelles, des négociations », décrit-il, avant de marquer une pause, ému.
Pendant vingt ans, Ibrahim a travaillé sur des chantiers en Israël. Les attaques du 7-Octobre l’ont révulsé. « Les Israéliens considèrent depuis longtemps Gaza comme un repaire de terroristes, c’est ancré dans leurs esprits, juge-t-il. Le 7-Octobre les a blessés, oui, mais je n’imaginais pas qu’ils y répondraient ainsi. Appuyés par le monde, ils ont laissé libre cours à leur esprit de vengeance. Mais ça suffit ! »
Son cri est relayé aujourd’hui par des centaines de Palestinien·nes un peu partout dans l’enclave. En milieu de semaine, des manifestations ont éclaté pour exiger l’arrêt de la guerre. Massacré·es par Israël avec l’appui des États-Unis et le silence complice de la majorité de la communauté internationale, les Gazaoui·es s’en sont pris au seul acteur qu’ils espèrent pouvoir faire plier : le Hamas. Les islamistes « ont gouverné par le fer et le feu pendant dix-sept ans, dit Ibrahim. Gaza n’a pas d’avenir si le Hamas ne part pas ».
Dimanche, pour l’Aïd, tous étaient suspendus à l’espoir d’une trêve. Le mouvement islamiste a accepté samedi soir la proposition égyptienne de cessez-le-feu mais Israël a mis une nouvelle contre-offre sur la table, avec le soutien des États-Unis.