« Songe » de Rashid Masharawi : « En Palestine, à côté de la guerre militaire, il y a une guerre des images »
Samuel Gleyze-Esteban
L'Humanité du 1er avril 2025
« Songe » de Rashid Masharawi est à découvrir dès le 2 avril 2025 au cinéma.© Coorigines production |
Avec Songe et From Ground Zero, projet collectif qu’il coordonne, Rashid Masharawi défend l’existence du cinéma palestinien, en dépit des bombes.
Songe ne montre pas de bombes ou de ruines. Tourné avant le 7 octobre, ce road-movie tendre et mélancolique montre plutôt la Palestine à travers des yeux d’enfant, entre le camp de Kalandia, en Jordanie, et les checkpoints de la frontière. C’est une description sensible de la société palestinienne, ses peines, son humour et ses gens.
Elle n’a, en apparence, que peu à voir avec From Ground Zero (sortie le 12 février), mosaïque de courts métrages réalisés en 2024 par des hommes et des femmes vivant sous les bombes de Gaza. Mais Rashid Masharawi, épaulé par la productrice française Laura Nikolov, n’y défend qu’une seule et même chose : la possibilité d’un regard palestinien sur le monde et le cinéma, alors que l’État israélien ne cesse de bombarder son pays d’origine.
Plusieurs scènes de Songe montrent ce que réalise, dans son dispositif même, From Ground Zero : des Palestiniens regardent le monde autour d’eux, et le pensent dans le même temps.
J’écris des histoires simples mais j’essaie, en leur donnant du détail et de la profondeur, de m’éloigner des clichés qui entourent les Palestiniens. Avec Songe, je voulais certes montrer la dureté de l’occupation, mais je voulais aussi faire un road-movie qui donne à voir le territoire palestinien de Bethléem à Jérusalem en passant par Haïfa et les camps de réfugiés. Nos vies ne se résument pas à ce qu’il se passe à Gaza. Dans Songe, on voit les Palestiniens en tant que société. On voit des familles, des enfants, des rêves, des lieux, une culture et une histoire.
Les images qui viennent aujourd’hui de Palestine sont unidimensionnelles : elles montrent la guerre et les Palestiniens tués par l’occupation israélienne. À l’inverse, je voulais que From Ground Zero représente des visions subjectives. Que là où les Palestiniens sont souvent réduits à des chiffres, chaque chiffre endosse un nom, un regard, des pensées et des rêves. Pendant toute la production, la priorité de ces gens a été de sauver leur vie. De mon côté, j’ai voulu sauver leurs histoires, leur mémoire et défendre le cinéma palestinien pour que l’occupation israélienne ne vienne pas toucher aussi nos récits.
Dans quelle situation se trouvent les réalisateurs de From Ground Zero aujourd’hui ?
La plupart d’entre eux ont perdu de la famille. L’un d’eux a vu mourir sept de ses proches, un autre a perdu son frère et ses enfants. Pour plus de la moitié, leurs maisons ont été détruites. Le problème ne s’arrête pas aux morts. Ceux qui survivent subissent d’énormes traumatismes. Cela fait dix-huit mois qu’ils sont témoins de l’horreur quotidienne. L’autre jour, je discutais avec une des réalisatrices au téléphone : elle m’expliquait qu’il était encore terriblement difficile de mettre un pied hors de chez elle car elle ne reconnaît plus sa propre rue. Et il y a le manque terrible de ceux qui sont morts.
Vous avez fait des films depuis les années 1980, à travers les épisodes de l’histoire récente de la Palestine. Votre manière de faire des films change-t-elle avec les événements ?
Je ne pense pas que ma façon de faire du cinéma ait changé, mais mon propos n’est plus le même qu’avant. J’ai passé de nombreuses années à essayer d’expliquer au reste du monde que les Palestiniens étaient des humains comme les autres. Mais aujourd’hui, en voyant ce qu’il se passe à Gaza mais aussi en Europe, dans les pays arabes et aux États-Unis, je ne peux plus montrer mon humanité à un monde qui a échoué à me montrer la sienne. Ce ne sont pas seulement les Palestiniens qui sont tués à Gaza, c’est vous aussi, en tant qu’humains, qui y mourrez. Notre humanité est partagée.
Comment parvenez-vous à produire vos films, aujourd’hui ?
Notre plus grande difficulté, c’est de pouvoir nous déplacer d’un bout à l’autre de la Palestine. J’ai filmé Songe entre Bethléem, Haïfa et Jérusalem, notamment, sans jamais demander d’autorisation aux autorités israéliennes. Demander la permission de filmer à Jérusalem, une ville dont les Palestiniens considèrent qu’elle fait partie de la Palestine, et dans laquelle ils vivent déjà, reviendrait à accréditer l’occupation. Avec les années, ma productrice Laura Nikolov et moi avons appris à gérer cela. Nous avons toujours des plans A, B et C, et la plupart du temps, c’est le plan C qui est exécuté. Nous avons des liens avec d’autres Palestiniens à travers le pays. Nous connaissons les lieux et les routes. Nous tournons avec l’équipe la plus petite possible, nous changeons parfois de voiture en chemin. Nous prenons des risques, mais j’aime le risque. C’est une autre manière de faire des films.
Comment avez-vous réagi au passage à tabac et à l’arrestation du réalisateur Hamdan Ballal par les colons et l’armée israélienne, lundi 24 mars ?
À côté de la guerre militaire, il y a une guerre des images. Une guerre qui consiste à jouer avec l’opinion des gens, à l’extérieur de la Palestine, qui ne subissent pas l’occupation. Cette guerre dure depuis des années, et j’ai moi-même été arrêté en 1991 pour un documentaire intitulé Dar Wa Dour. No Other Land, de Hamdan Ballal et Basel Adra, montre la réalité de l’occupation, et Israël ne veut pas que cette information sorte. La seule presse présente à Gaza, ce sont les journalistes gazaouis. Depuis le 7 octobre, à peu près 200 d’entre eux ont été tués. Pas par accident, ils ont été visés dans leurs voitures ou dans leurs maisons. Mais aujourd’hui, avec les réseaux sociaux notamment, nous avons les outils pour publier nos propres images. Et Israël, en suivant une telle stratégie, commet une grande erreur.
L’idée d’espoir existe à la fois dans Songe et dans From Ground Zero. Est-elle encore présente en vous ?
Nous, les Palestiniens, gardons toujours beaucoup d’humour. Nous plaisantons constamment. C’est aussi une manière de survivre. Je crois que les films reflètent cette société-là, qui garde un sens de l’ironie dans une période extrêmement dure. Si l’on ne pense pas que demain sera meilleur, pourquoi se lever le matin ? Aujourd’hui, nous sommes en train de tourner une partie de From Ground Zero Plus à Gaza. Malgré tout ce qu’il se passe, malgré la reprise des bombardements, je veux continuer à capter la lumière pour la mettre dans des films.