GAZA : ce qui se prépare !
Marie Penin
L'Humanité du 17 juin 2025
Le 17 juin, 2025, dans le sud de la bande de Gaza, au moins 50 Palestiniens ont été tués et près de 200 blessés, près d'une distribution d'aide humanitaire.© AFP |
Alors que le plan israélien de déplacement de la population palestinienne s’accélère, Jean-François Corty, président de Médecins du monde, alerte sur le risque d’éviction des ONG indépendantes de l’enclave.
Une nouvelle attaque israélienne a ciblé, ce mardi 17 juin, au moins 50 Palestiniens, portant à plus de 300 le nombre de Gazaouis tués près des centres de distribution d’aide. Dans le sud de l’enclave, la centaine de colis livrés par la Fondation humanitaire pour Gaza (GHF) ne suffisent pas à enrayer la famine.
À l’exception de quelques camions onusiens, cette structure montée par Israël avec le soutien des États-Unis est aujourd’hui la seule autorisée à faire transiter une aide largement insuffisante pour les 2,1 millions de Gazaouis.
Jean-François Corty, président de Médecins du monde, rappelle que l’organisation humanitaire compte une centaine de soignants palestiniens encore actifs sur le terrain. Endurant la faim, le manque de matériel et les bombardements, ils témoignent de l’effondrement du système de santé, alors que l’aide humanitaire est instrumentalisée à des fins politiques et militaires.
Dès les premiers bombardements israéliens sur Gaza, au lendemain des massacres du 7 octobre 2023, vous parliez de la nécessité d’inscrire l’aide humanitaire dans la durée. Un an et demi plus tard, les tirs israéliens, le blocus total et les entraves à l’aide pèsent toujours sur les Gazaouis. Sommes-nous face à une crise d’humanité ?
On est passé d’une crise humanitaire à une crise d’humanité. La première devient presque secondaire tant le gouvernement israélien a pulvérisé les fondements de l’humanité. Tous les indicateurs techniques pointent vers un génocide en cours à Gaza. On peut légitimement se demander si les Palestiniens sont encore considérés comme des membres à part entière de la communauté humaine, tant par Israël que par ses alliés.
Une autre préoccupation concerne la période actuelle de renouvellement des enregistrements pour les ONG internationales et israéliennes présentes sur le terrain. Beaucoup redoutent de perdre leur autorisation d’opérer. La Knesset a déjà voté un durcissement (en octobre 2024, deux projets de loi mettent fin aux activités de l’Unrwa – NDLR).
Ce que l’on craint pour cette nouvelle phase, c’est le refus d’enregistrer des ONG dont les humanitaires seraient jugés trop critiques à l’égard du gouvernement israélien. Ce serait un signal clair d’un rétrécissement de l’espace humanitaire et d’un recul démocratique. Nos équipes, déjà épuisées, sans matériel, exposées à la faim et aux bombardements, ne savent même pas si elles auront le droit de travailler demain.
Dans votre livre sur la géopolitique de l’humanitaire1, vous expliquez que la politisation de l’aide n’est pas nouvelle. Qu’est-ce qui change avec la création de la Fondation humanitaire pour Gaza (GHF) ?
La confusion entre aide humanitaire et logique militaire n’est pas nouvelle, on l’a déjà vue à l’œuvre en Afghanistan, en Somalie ou en Irak. Mais à Gaza, on franchit un nouveau seuil d’instrumentalisation de l’aide. La GHF se présente comme une ONG humanitaire, alors qu’elle agit comme une auxiliaire de la politique coloniale et des actes génocidaires de l’État israélien.
Elle répond à une commande politique, au service d’une stratégie coloniale visant à déplacer et déporter une population. C’est sans précédent. Sa mise en place intervient alors que M. Netanyahou annonce vouloir réoccuper Gaza, et que son ministre des Finances parle d’un transfert de la population. Ce qui se prépare, c’est le déplacement forcé des Gazaouis vers Rafah, autour des hubs logistiques de la GHF, avant une expulsion vers la Libye ou ailleurs. On est dans une dynamique de privatisation, d’instrumentalisation et de militarisation de l’aide humanitaire.
Or, dans la géopolitique de l’aide, il y a une distinction essentielle : les États conditionnent leur financement de l’aide en fonction de leurs intérêts économiques ou politiques, tandis que les ONG respectent les principes de l’action humanitaire : impartialité, indépendance et neutralité.
Certaines d’entre elles, dont le modèle économique dépend de fonds institutionnels, peuvent être exposées à cette politisation. La GHF, elle, fait exploser tous les repères – sémantiques, opérationnels, symboliques – du champ humanitaire. Elle viole ce qui fait l’essence même de l’engagement des ONG : agir sans logique d’intérêt.
La Fondation humanitaire pour Gaza permet-elle de contourner l’aide des Nations unies ou des ONG sur place ? Assiste-t-on à un contrôle total de l’aide ?
L’aide acheminée par la GHF est sous-proportionnée. Elle s’inscrit dans une stratégie de restriction : l’aide est bloquée depuis plus de dix-huit mois, et on l’instrumentalise à des fins de caution morale. Israël peut prétendre qu’il n’y a pas de génocide, puisqu’il laisse entrer une aide humanitaire. Mais celle-ci n’empêche pas la famine et maintient un blocus meurtrier.
On a d’ailleurs rarement vu dans un conflit, autant de morts sur des sites de distribution. C’est une cruauté d’une perversion absolue. Le gouvernement israélien a mis en place les conditions de distribution, en concentrant la population pour mieux la contrôler, et tire ensuite sur des personnes venues chercher de quoi survivre.
Les ONG, elles, sont maintenues dans des conditions de travail intenables. Notre mission est de soigner et de témoigner. Ça dérange. Après avoir refusé l’accès aux journalistes, les autorités israéliennes cherchent à nous réduire au silence. Quatre cents humanitaires ont déjà été tués. Le message est limpide. On est dans une instrumentalisation permanente de la cause humanitaire.
Craignez-vous que la situation à Gaza serve de précédent pour d’autres conflits ?
C’est l’une de nos craintes. Les obligations du droit international des États – notamment celle de prévenir les crimes de génocide – sont en train d’être battues en brèche.
Ce droit n’a déjà pas été respecté en Afghanistan, au Soudan ou en République démocratique du Congo. Mais ce qui se joue à Gaza, c’est l’utilisation par les Occidentaux d’une logique de deux poids deux mesures : on se mobilise fortement sur l’Ukraine, mais on n’agit pas pour les Palestiniens. Cette impunité fragilise encore davantage un droit humanitaire déjà en phase prépalliative. Il ressort affaibli par ceux-là mêmes qui prétendent le défendre.
À force de l’invoquer de manière sélective, les Occidentaux le transforment en instrument de domination, au lieu d’en faire un levier de justice. Le monde se radicalise, et nos démocraties peinent à défendre une vision universaliste des droits fondamentaux. Dès les années 1980, l’humanitaire et le « droit-de-l’hommisme » ont été utilisés pour justifier un droit d’ingérence dans des guerres dites « justes ». Cette instrumentalisation n’est pas nouvelle. Mais, avec la GHF, elle devient encore plus criante.