La tragique complaisance envers Nétanyahou

Publié le par FSC

Fabien Escalona
Médiapart du 19 juin 2025

 

Benyamin Nétanyahou à la Knesset, le Parlement israélien à Jérusalem, le 11 juin 2025. © Photo Debbie Hill / UPI / Abaca

 

La politique guerrière du premier ministre israélien est indéfendable. En se refusant à la condamner clairement en Iran, ou à y réagir concrètement à Gaza, les responsables européens rendent le pire service possible au peuple israélien, et vont contre leurs propres intérêts à long terme.
« Israël a le droit de se défendre. » En réaction à la guerre lancée contre l’Iran par le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, les plus hautes autorités du monde occidental n’ont rien trouvé de mieux que de répéter cette phrase jusqu’à plus soif. Si plusieurs expriment davantage que d’autres une gêne et des réserves, c’est bien la complaisance, sinon l’approbation qui l’emportent. Se défendre n’exonère cependant pas du droit des conflits armés. 


Le communiqué du sommet du G7, publié mardi 17 juin, est éloquent. S’il appelle à une « désescalade » des conflits au Moyen-Orient, il n’inclut aucune condamnation de l’agression israélienne, ni dans son principe ni dans ses modalités. Celle-ci a pourtant été décidée de manière unilatérale, alors même que des négociations étaient en cours à propos du programme nucléaire iranien censé justifier l’attaque. Il devrait être possible de la réprouver sans occulter le caractère détestable du régime des mollahs, bien documenté par Mediapart.
À l’inverse, tandis que Donald Trump en a rajouté dans les menaces contre la République islamique, le chancelier allemand, Friedrich Merz, est allé jusqu’à témoigner de son « plus grand respect » pour les actions menées sur le sol iranien, estimant que « c’est le sale boulot qu’Israël fait pour nous tous ».
Kaja Kallas, responsable de la diplomatie de l’Union européenne (UE), a réussi à affirmer sur le réseau social X que « protéger sa sécurité » devait se faire « en cohérence avec le droit international », mais sans en tirer la moindre conclusion et en enchaînant avec une admonestation à l’adresse de l’Iran. Emmanuel Macron, quant à lui, tente un numéro d’équilibriste moins caricatural mais au risque de l’illisibilité, quand il y aurait besoin de clarté. 
Choquantes sur le plan moral, ces positions traduisent aussi une grande lâcheté et une grande faiblesse sur le plan diplomatique, tout en s’avérant calamiteuses sur le plan politique.

Un agent de la « brutalisation »


Dans le pire des cas, on y retrouve la solidarité de « l’internationale réactionnaire » envers un dirigeant israélien qui a tous les atouts pour rejoindre ce club informel. Mépris de l’État de droit et des minorités, fantasme d’homogénéité interne, pulsions impérialistes et colonisatrices, cynisme absolu… Nétanyahou et ses alliés suprémacistes juifs cochent les mêmes cases que tous les acteurs contemporains de la « brutalisation du monde ». 
Certes, la rhétorique tournée vers l’Occident rend le soutien de Trump beaucoup plus évident que celui des présidents russe ou chinois, qui entretiennent par ailleurs des relations stratégiques et économiques avec Téhéran. Mais on sent bien que le régime islamique pourrait tout à fait faire les frais d’une entente plus large entre autocrates. Dans le chemin dystopique vers la constitution de sphères d’influences broyeuses des peuples sous la coupe des puissances dominatrices, Nétanyahou a tout de l’agent accélérateur.
Dans le meilleur des cas, si l’on peut dire, l’incapacité de condamner Israël témoigne, de la part des responsables européen·nes en particulier, d’une tétanie et d’une culpabilité persistante à l’égard de l’État hébreu, née à la suite de la destruction des juifs sur le Vieux Continent. S’ils tournent en boucle sur son « droit à se défendre », c’est que son histoire et sa « fonction » sont, de fait, bien particulières. 


Israël est « l’État de l’exil » : un refuge possible, sans équivalent dans le monde, pour les juifs qui ont subi pendant des siècles une condition minoritaire subalterne et des persécutions, jusqu’à l’extermination dans les États mêmes qui leur avaient promis l’émancipation individuelle. Comme le rappelle le politiste Denis Charbit dans son dernier livre, l’objectif fixé à la création de cet État – disputée, y compris dans le monde juif – consistait à « disposer d’une terre pour n’être l’hôte de personne, et [à] constituer le noyau dur d’une collectivité nationale, non un élément adjuvant ».
Mais il n’y a aucune raison pour que la prise au sérieux de cette histoire, avec toute la complexité qu’elle charrie, conduise à donner un blanc-seing, ou même à rester les bras ballants face aux entorses au droit international et aux crimes commis par cet État – fût-ce avec le consentement, il faut bien le dire, de pans entiers de sa population. Cinq raisons plaident pour une attitude inverse.

La crédibilité perdue de l’Europe


Premièrement, il n’est pas exact que le droit à exister d’Israël était immédiatement mis en péril par le régime iranien, en dépit des évocations de Nétanyahou de la menace d’un « Holocauste nucléaire » – une instrumentalisation douteuse de la mémoire des victimes de la Shoah. Au demeurant, on peut avancer qu’une éventuelle acquisition de la bombe servirait surtout de garantie de sanctuarisation du régime, dans la mesure où son usage serait un suicide immédiat, en raison des répliques foudroyantes qu’elle attirerait.
Deuxièmement, la question du (non-)respect du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) par le pouvoir iranien – un traité non signé par Israël, qui détient l’arme atomique hors de tout cadre – faisait l’objet d’une surveillance par la communauté internationale. Une agence onusienne, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), venait justement d’exprimer ses inquiétudes à ce propos. Pour autant, sa dernière résolution soutenait une « solution diplomatique », pourquoi pas à l’issue des négociations tentées par l’administration Trump, c’est-à-dire celle, ironiquement, qui avait naguère fait dérailler l’accord international péniblement trouvé en 2015.


Troisièmement, si l’on tient à défendre un droit international de plus en plus malmené, il est évident que se scandaliser à la tête du client de son piétinement est une stratégie perdante. Le soutien à l’Ukraine contre le pouvoir mafieux de Vladimir Poutine ne se justifie pas seulement par la nature de son régime, engagé dans un chemin démocratique inquiétant pour l’autocrate russe. Le soutien à Kyiv se défend, d’une manière bien plus universelle, en pointant que le droit des Nations unies proscrit les guerres d’invasion, aussi bien que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité.
Fermer les yeux sur le déchaînement de la force et le non-respect de ces règles par Israël, que ce soit au Liban, en Syrie, en Iran, dans les territoires occupés ou de façon paroxystique à Gaza, c’est se condamner à être renvoyé à des rhétoriques absurdes de guerre de civilisations, et à être taxé – à juste titre – d’hypocrisie. Si l’Union européenne ne veut pas être cantonnée à un destin provincial, tel un prophète isolé de « valeurs » à géométrie variable, elle doit prouver la cohérence de ses positions au reste du monde.

Les leçons des vingt dernières années


Quatrièmement, même en envisageant la situation régionale de manière cynique, les dirigeant·es européen·nes devraient se souvenir des maux que leur ont apportés les entreprises extérieures de changement de régime. C’est en effet à ces dernières qu’il faut désormais rapporter l’intervention israélienne, dont les cibles dépassent largement le programme nucléaire – ce qui multiplie, pour cette raison, le nombre de victimes innocentes.
Faut-il rappeler le bilan de l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003 ? Ou celui de l’intervention en Libye en 2011 ? La circulation des armes, l’avènement d’un « ordre milicien » dans plusieurs pays de la région, et le développement de mouvements djihadistes dont certains ont frappé le sol européen, devraient faire réfléchir Friedrich Merz sur les avantages du « sale boulot ». Il y a vingt-deux ans, pour le coup, la France avait su s’opposer avec vigueur à l’ingénierie hors sol d’un « Grand Moyen-Orient démocratique », qui n’a abouti qu’à sa décomposition.


Pas plus qu’aujourd’hui cette position n’impliquait d’absoudre la dictature de Saddam Hussein de ses crimes. Il est clair que le régime iranien est le bourreau de ses propres citoyen·nes. Mais comme l’a exprimé le philosophe Anoush Ganjipour, à l’instar d’autres voix, « la République islamique devrait être renversée par le peuple iranien, qui est le seul souverain légitime et maître de son destin ». La solidarité internationale peut s’exprimer à cet effet, mais pas à travers des bombardements décidés par un chef de gouvernement qui ne cherche qu’à échapper à la justice de son propre pays. 


Cinquièmement, réprouver et entraver la politique de Nétanyahou, au moins par le biais de sanctions, est la seule solution qu’il reste pour l’avertir contre une politique d’autodestruction. Certes, les attaques terroristes du Hamas se sont révélées, en plus d’une vilenie morale, un fiasco stratégique pour le supposé « axe de la résistance » dans lequel le mouvement islamiste s’inscrivait. Mais la fuite en avant d’Israël, dans son usage de la force nue, pourrait lui offrir une terrible victoire symbolique, à retardement.
Dans un billet de blog sur Mediapart, le politiste Jean-François Bayart anticipe qu’« Israël ne se remettra pas de la “guerre qui a commencé le 7 octobre” […]. L’horreur qu’ont légitimement inspirée les crimes de guerre et contre l’humanité du Hamas a été convertie en pure vengeance, souvent bestiale dans son expression politique. Le moment viendra où Israël se regardera dans son miroir et n’y verra que le visage grimaçant de l’utopie qu’il prétendait incarner. »
Pour les nations qui se prétendent partenaires d’Israël et soucieuses de son existence, le plus mauvais service à lui rendre serait de l’absoudre quels que soient ses actes, et de n’opposer aucune résistance concrète aux plus transgressifs d’entre eux.


 

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