« Après l’assassinat de Shireen Abu Akleh, j’ai découvert un monde qui nous déshumanise » : Muzna Shihabi, le double exil d’une Palestinienne à Paris
L'Humanité du 02 juillet 2025
Muzna Shihabi est l’ex-conseillère de l’OLP, responsable de développement au Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris. © Livia Saavedra |
De l’assassinat de la journaliste d’Al-Jazeera Shireen Abu Akleh, dont elle était l’amie, au génocide à Gaza, Muzna Shihabi, ancienne conseillère de l’OLP installée à Paris, a vu les masques tomber dans une société sourde à la voix des siens. Son antidote contre le désespoir : la transmission de son histoire et son combat à travers le collectif des Mères pour les enfants de Palestine.
Nous avons connu Muzna Shihabi à travers ses messages postés sur X, après le 11 mai 2022. Ce jour-là, la correspondante de la chaîne d’information Al-Jazeera, Shireen Abu Akleh, tombe sous une balle israélienne qui la vise à la tête, alors qu’elle couvrait un nouvel assaut dans le camp de réfugiés de Jénine, en Cisjordanie occupée.
Parmi le flot de réactions suscitées sur le réseau social par l’assassinat de la journaliste connue dans tout le monde arabe émergent celles de Muzna Shihabi, Palestinienne, ancienne conseillère de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), installée à Paris. Shireen était son amie de plus de vingt ans. La douleur, incommensurable, ouvre un abîme sous ses pieds qui ne se refermera plus.
Témoigner pour les Palestiniens
Muzna Shihabi poste ces messages comme autant d’hommages sur la sépulture de l’absente. Pour que le gouffre de l’oubli ne se referme pas trop vite, mais aussi parce que la machine à intox israélienne, qui dédouane d’emblée ses soldats de la responsabilité du tir mortel, est déjà lancée et infuse dans les médias français.
Elle retrouve alors les réflexes professionnels de cette époque où, à Ramallah (Cisjordanie occupée), dans le sillage des accords d’Oslo, l’experte en communication politique avait pour mission, aux côtés du militant Mustafa Barghouti, puis pour l’OLP, de documenter, raconter la vie des Palestiniens sous occupation, à travers des rapports transmis aux délégations diplomatiques.
Ses alertes restent lettres mortes, noyées dans le marécage de la propagande. Malgré l’enquête et les démentis ne surnagera dans les esprits que le récit israélien selon lequel la balle est venue du camp palestinien. « Peu après, je suis allée chez mon médecin, un homme qui pourtant s’informe : il était convaincu que les Israéliens n’y étaient pour rien », confie-t-elle.
Un itinéraire de vie entre la Yougoslavie, la Libye, Malte et le Maroc
Elle raconte aussi cette soirée parisienne rassemblant d’anciens résidents français de Jérusalem, dont l’un d’eux, contre toute attente, reconnaît devant elle la responsabilité israélienne dans l’assassinat de son amie. Avant d’asséner aussitôt : « Mais moi, je reste pro-israélien. »
Les masques tombent : « C’est là que j’ai vraiment découvert le pays où je vivais et cette société qui efface notre parole et nous déshumanise. » Pendant six mois, elle se terre chez elle, dans cet appartement du Sud parisien où elle nous accueille, en cette matinée de juin.
Dans ce refuge le plus intime, salon aux couleurs chaudes où trônent des affiches de Jérusalem et de la chanteuse libanaise Fairouz, elle revient sur son histoire, qui est à l’image de celle de la majorité des Palestiniens : forcément tourmentée et singulière.
Les mots se pressent dans un troublant mélange de gravité et de douceur, précis et acérés, chez celle qui a accompli toute sa scolarité dans les écoles françaises à l’étranger, malgré les ballottements de l’histoire. Ils conduiront sa famille, munie du seul titre de réfugiés délivré par le Liban, de la Yougoslavie – où son père a ouvert un bureau de l’OLP – à la Libye, où elle est née en 1973, puis à Malte, et enfin au Maroc, où le couple et leurs trois enfants finissent par trouver un point de chute.
Transmission de l’histoire de la Nakba
Elle s’est récemment plongée dans l’écoute d’un enregistrement où son père fait le récit, peu avant sa mort, de son enfance à Haïfa, une ville portuaire dans le nord du pays, et raconte la Nakba, cette « catastrophe » qui s’est abattue sur lui et ses proches, parmi les 750 000 Palestiniens chassés de leur foyer, en 1948, au moment de la création d’Israël.
Dans ce récit, elle puise la matière pour un livre qu’elle est en train d’écrire, avec la volonté de le transmettre à ses deux enfants « afin qu’ils connaissent cette histoire qu’ils ne trouveront pas dans les livres à l’école » Une plongée dans l’écriture qui l’aide à tenir debout face aux nouvelles venues de Gaza et à la chappe de plomb qui verrouille la parole. « Je ne me suis jamais sentie aussi peu libre que dans le monde libre », confie-t-elle.
Avant d’ajouter : « Étrangement, ce sont les Palestiniens de là-bas qui me donnent de la force quand je les appelle. » Le collectif des Mères pour les enfants de Palestine qu’elle vient de créer avec des amies est le fruit de cette combativité et de cette volonté de prêcher au-delà des convaincus.
Un premier rassemblement a eu lieu à Paris, aux Invalides, où ont convergé plus de 1 000 personnes, il y a deux semaines. Il y en aura d’autres, affirme Muzna Shihabi, qui ne désarme pas, portée par un optimisme qu’elle revendique : « La situation actuelle est très dure, le sang coule et va encore couler. Mais la cause palestinienne est désormais sur la table. Et c’est le début de quelque chose d’immense. »